De l'autre côté de la rivière 9
Quand enfin la poussière retomba sur le champ de l’inégale bataille, que l’essoufflement s’atténua, que les ailes faiblirent, que les pattes commencèrent à trembler, après la mise à terre, le couteau long de cuisine préparé à cette fin morbide trancha le cou dans une mare de sang.
Arthur ne put faire rôtir l’animal, occupé à se remettre de ses émotions dans les bars du pays, sa compagne s’en chargea, ils furent sept à déguster le festin, chacun se souvient encore de cet anséridé indestructible mais si doux à cuire et à manger, ripailles arrosées, remords atténués.
Il n’y eut plus jamais au Mas de ces volatiles si connes qu’elles marchaient sur leurs oeufs parfois, ne voyant pas leurs pattes, tâtant le sol pour avancer en se dandinant, stupides devant le renard, c’était la tombée du jour, Arthur referma son cahier et redescendit le long de la rivière.
Avec les quelques raves et les radis dans le potager sauvage arrangé derrière la Yourte, et en fourrageant dans le panier en osier contenant ses réserves, il aromatisa un fricot de riz pour quelques repas, la frugalité était son ordinaire et la simplicité volontaire était son contentement.
Du ballot de tissu suspendu au mât central de châtaigner, il sortit une miche d’un pain maison qu’il découpa, avec quelques tranches fines d’un quart de jambon cru, il se calerait les dents en attendant le terme de l’appétissant mijoté, il aimait ces moments d’attente quand l’appétit naissait.
Le fourneau de tôle fumait très peu et une chaleur agréable ouata l'ambiance intérieure de la Yourte, la flamme blanche de la lampe au carbure pénombrait le doublage en couvertures de laine brute de mouton à la chaude odeur de bergerie et les senteurs de la rave aigrissaient le nez.
La lune éclairait triomphalement les vallées assoupies, scintillant les berges d’éclats d’argent, mouillant les à-vifs de rochers et de granit d’une mousse sombre, et il pensa de nouveau à ce jour où il avait dû se résoudre à interrompre la vie de son jars, obsédé par l’image sanglante.
Il avait fini par remonter de sa tournée des bistrots des vallées, au ralenti, et fin fait comme une queue ronde de pelle, s’amarrant d’une main faible aux piquets de la cour, scrutant dans l’obscurité venue les ravages de la guerre du jour, hébété, meurtri, épuisé, le vin finissait de l’enflammer.
Il avait dû se faire violence par tous les pores de sa peau, par toutes les connexions de ses neurones, forcer son caractère, se transformer en sordide et sanguinaire barbare, pourtant il se voulait paisible, si possible sage comme un vieillard de terroir, un paysan sans terres, de pays.
Il en était vexé, cruellement désappointé, horriblement déçu, de ce jour, il ne vit plus tout à fait les choses environnantes de la même manière, ainsi on pouvait vraiment prendre de telles décisions et devoir les appliquer sans faillir, et certains n’en n’imaginaient même pas la mesure.
Il était dans un état de non perception, d’absence d’ambition immédiate, de conscience d’un désastre imparable, mâchonnant de l’amertume, s’imprégnant des traces de l’irréparable commis, sans plus bouger, il humait l’horreur en spasmes visqueux, déçu au delà du possible.
Il ne se souvenait plus s’il pleura, mais la tristesse du monde l’avait happé, englouti, déstructuré, il eut le sentiment d’avoir déchiré un voile de l’univers et les lambeaux du cosmos le poursuivraient sans relâche, contraint à une redoutable conclusion, faut-il savoir tuer pour vivre ?
Il n’osait lever les yeux au ciel de peur d’être à l’origine d’une nouvelle catastrophe cosmique, le noir victorieux du soir l’enveloppait d’un rideau protecteur d’ombres sereines, il osait respirer sans bouger, sans penser, surtout ne plus penser, vide et fade, gris et vaincu.
Bien sûr, il ne remettait pas en cause le bien fondé de l’opération, le jars était foutu sans nul doute et il serait meilleur cuit que cru, à la ferme, on ne récompense jamais l’inutilité, les animaux ont une place dans une chaîne de production agricole, sinon on fait autre chose.
Il avait été secoué par sa propre capacité à se glisser dans les oripeaux du plus hideux des sanguinaires fous, hormis la résistance héroïque et terrifiée du bestiau, il ne s’y était pas attendu, il avait dû transcender ses facultés ordinaires, et malheureusement, pas le meilleur de lui.
Il avait respiré un grand coup, relevé la tête, à ce moment les lumières se promenèrent au-dessus de la crête de la montagne, suspendues, l’étrange association de mots, venue dans le trouble de ses idées tristes, par la suite, résuma le phénomène, un mystère féerique.
Il se détourna d’un coup du sang du jars, son attention désormais captive et tout les sens interdits de liberté perceptive, ce n’était pas possible, la sale journée continuait, pourquoi était-ce donc tombé sur lui, il est des jours où tout semble arriver, enduit de fatalité, capitulant, résigné.
Des cercles d’une luminosité nette se découpaient avec une précision industrielle dans le ciel, à l’orée de la ligne de crête habituellement limite des ombres visibles de la nuit, entre la terre et les étoiles scintillantes, sous la lune régnante, décor habituel des nuits, qu’était-ce donc ?
Les disques se déplaçaient en danses plus ou moins régulières, semblant hésiter à se poser, mus d’une énergie complètement silencieuse et inquiétante, leurs volumes étaient changeants, et le phénomène ne ressemblait à rien de connu ni d’enregistré, une scène feutrée, un prodige.
Il n’avait jamais véritablement connu la peur, ou plutôt en ce temps-là il vivait tellement avec une perpétuelle appréhension des choses, submergeante, recouvrant automatiquement toute autre source de sensibilité habituelle à l’ensemble des mortels, sensations engourdies.
Il avança donc d’un pas, mais prudemment tout de même, ce n’est pas parce que l’on a beaucoup de mal à percevoir une indication émotionnelle, parce que noyée dans un océan de souffrances indistinctes, que l’on est un crétin prêt aux périls, la curiosité le guidait, ne le menait pas.