De l'autre côté de la rivière 12
Mâle dominant ne dévoilait jamais ce qu’il convoitait, mais toutes ses paroles et toutes ses actions concouraient à se le procurer par ricochets finement calculés, un stratège émérite dans l’art de posséder tous pour posséder mieux, un spécialiste de la synergie positive, un profiteur mielleux.
Arthur avait beaucoup appris à sa fréquentation et savait désormais se maintenir à l’abri du désastre des manigances, c’était assez simple, il suffisait de ne rien posséder, de ne rien convoiter, le rideau protecteur était l’inapparence dans le réseau des échanges, la discrétion, le sain recul.
Dans les vallées où Mâle dominant avait ses entrées, un solide relais de ses opinions sur tel ou tel lui permettait de diffuser la moindre rumeur ou le moindre commentaire nécessaire à sa prédation du moment en peu de jours, bien des généraux admireraient, solide, rapide et efficace.
Longtemps après s’être réveillé du sortilège et de l’emprise, Arthur avait pu le reconnaître à de multiples reprises, quand une vallée jappait à l’unisson, Mâle dominant avait donné le ton, il ne restait plus qu’à sourire, et puis surtout fuir, la médisance moisit les rapports, occit la confiance.
Mâle dominant savait tout sur tout et ne faisait rien sur rien, s’il croisait un maçon, il connaissait tout de la maçonnerie, et il valait mieux ne pas le décevoir en lui opposant un savoir souvent pratiqué, les vallées le répèteraient, vous vous voulez commander, ne supportez pas de critique.
Le plus exceptionnel sans doute était la redite à la virgule près du même message dans le même moment par toutes les vallées visitées, la personne visée n’ayant jamais le loisir de se défendre, étant toujours absente lors des commentaires anodins sur elle, inéluctable et efficace infamie.
Si quelqu’un avait le projet de faire quelque chose, il suffisait de peu de temps pour que tous en oublient le concepteur originel, s’il venait à en parler, tous de répéter, mais c’est le projet de Mâle dominant, il en est où, demander du soutien alentour devient aléatoire, il n’y a plus de projet.
Si le projet se maintient et tente de devenir réalité, il devra apprendre à se construire contre tous, tant il contrevient soudain à toutes sortes de règles morales soudain établies par Mâle dominant, inconnues et jamais respectées jusqu’alors, oubliées par tous dès l’enterrement du projet.
La morale événementielle de Mâle dominant est élastique et connaît de nombreuses exceptions selon les intérêts momentanés de la prédation en cours, on n’autorise pas à chacun ce que l’on autorise à un membre de la tribu, et Mâle dominant décide, seul, ceci et ceux-là sont bons.
Si une idée est émise devant lui ou une information donnée, Mâle dominant n’écoute pas et détourne grassement la conversation générale afin que personne n’entende, au bout de quelque temps Mâle dominant donne une information et a une idée, les mêmes, il est le premier, habitudes.
Mâle dominant rigole de tout et de tous, car tout doit pouvoir être dit dans la plus grande des libertés afin de préserver l’intégrité et la richesse des rapports humains, ce qui suppose que lui et les siens du moment soient exclus de tout commentaire, clause essentielle, excluante, donc parfaite.
Mâle dominant aime bien les couples amis et se sent très proche de l’un comme de l’autre, mais il ne peut s’empêcher de soutenir discrètement la femme dans ses critiques amusées et murmurées sur son compagnon, il faut être juste, être un Homme civilisé, corriger ses moindres défauts.
La femme s’accommodait bien des imperfections inévitables du compagnon partageant sa vie, mais depuis un moment, dans sa tête, cela ne devient plus supportable, il faudrait que cela change, le changement est souvent fatal, l’harmonie initiale s’enfielle, il est là, console.
Mâle dominant l’avait dit avant toi, il le savait bien lui, il l’a tout de suite vu, mais vraiment tu ne sais pas entendre, le ton monte, la vaisselle vibre, la porte claque, Mâle dominant est obligé de passer la nuit sur place, la femme allait trop mal, heureusement, par chance, il était là.
Arthur en avait déjà rencontré pas mal de spécimens, mais des mécaniques aussi redoutables, efficaces et parfaitement huilées que cela, c’était la première fois, il semble qu’il faille toujours une première fois, pour toute chose, même de ce dont on se passerait, l’Humanité bégaye sa vie.
Mâle dominant possède des qualités exceptionnelles de destruction des résolutions échappant à son contrôle et à son bénéfice plus ou moins immédiat, si le plan perdure, il vitupère et disgracie l'intrépide, ses ricanements résonnent fort, on n’a eu l'audace d’ignorer son avis, on va voir.
Mâle dominant passe toujours beaucoup de temps à convaincre le monde de la bonne manière de faire, comme il le fait faire chez lui par les autres, et de la mauvaise manière de s’y prendre, comme cela se fait chez les autres, et il ne rit plus du tout alors, malheur aux incrédules.
Mâle dominant n’aime aucune idée de mise en commun de moyens collectifs, il n’y croit pas, une tribu hirsute sur le toit de sa maison pendant une journée entière à couvrir sa charpente, ce n’est pas collectif, heureusement, certains en prendraient l’habitude, en demanderaient.
Mâle dominant affiche volontiers son mépris pour toute personne travaillant, des esclaves, et ne leur reconnaît aucun droit à vivre en paix, ses valeurs flexibles lui permettront sans vergogne de disposer de tout ou partie de leurs biens, discrètement, mais sans remord ni pitié.
Mâle dominant emprunte volontiers les outils des autres, et rend facilement cassé, c’était du mauvais matériel, il n’aime pas que les pauvres puissent posséder, d’ailleurs il dévalorise volontiers l’instinct de propriété, d’autant plus si cela rend libre de se passer de lui, impardonnable.