Un Monde à venir
Le village et la bicoque lui plaisaient, c'est vrai qu'il s'ennuyait pas mal, mais peu importe, tant qu'il trouverait à s'occuper tout irait. Et puis le jeune là, il était quand même pas juste revenu pour se montrer. Il va quand même bien mettre un peu d'animation, un petit jeu de rôles social, une simulation générale.
Le vagabondage de ses pensées était considéré comme immoral, mais il n'était pas sous contrôle, il ne le serait jamais. Lorsqu'on végétait comme lui, en échange d'un certain quotas de baguettes de survie alloué par l'Ubavere, on prenait l'engagement de ne plus jamais intervenir dans le Processus.
On pouvait, si on le souhaitait, faire un voyage de 15 jours par an dans tous lieux contrôlés par celui-ci, c’est à dire partout, afin de continuer d'avoir des nouvelles de ses relations et amitiés antérieures à sa désintégration sociale, très rarement disponibles. De cette manière, le végétant, avait une "liberté" totale.
Il se retirait alors tout moyen de nuire en quoi que ce soit à l'équilibre processoral géré par les autorités compétentes pour le bonheur de tous. Il se revit jeune homme à Paris à la fin de l'autre siècle, dans les années 90, alors qu'il effectuait tout un tas de petits boulots sous-payés, il n'avait même pas de logement garanti.
Il squattait où il pouvait et surtout où l'état voulait bien le laisser, il y avait des millions de chômeurs partout en Europe. Des mouvements de haine et de folie canalisaient le désespoir et la rancoeur des pauvres gens dans des explosions de violente destruction qui fournissant paradoxalement à l'Etat toute légitimité
Quatre ans plus tard, en rendant son troisième mandat, le plus vieux président d'une république occidentale surnommé l'indétrônable avait annoncé la fin des institutions dirigistes et leur remplacement par ce Processus calqué disait-il sur le mouvement naturel de la vie, ils créèrent ce Processus d’Évolution Consensuel Harmonisé Établi.
Cela faisait près de quarante ans désormais, et il fallait bien reconnaître que la vie en Europe du moins avait radicalement changée. Beaucoup de problèmes avaient été résolus par le processus et de plus en plus de pays s'y intégraient peu à peu libérant chaque individu du souci des charges matérielles et de leur gestion.
C'était un peu une sorte d'âge d'or qui autorisait tous les espoirs. Une vie de tranquillité, de volupté, et de farniente cultivée qui pouvait vraisemblablement se propager sur l'ensemble du monde avant la fin de ce siècle. Les réelles menaces de gros bouleversements s'estompaient d'année en année
Depuis la mise au pas en 2017 du cartel des tyrans arabes dont Saddam le magnifique était le maître, alors même le risque de guerre généralisé qui avait fait trembler le monde durant près de 30 ans était définitivement écarté. Une ère de paix, de rayonnement humain s'annonçait. Les enfants qui allaient naître connaîtraient...
Le pouvoir de l'Ubavère s'atténuerait lentement. L'homme enfin maîtriserait infailliblement son destin, l'époque était radieuse et l'ennui qui le minait, personne bientôt ne le connaîtrait plus. Plus Tivlet devenait âgé, plus ses souvenirs remontaient loin vers son enfance et son adolescence.
Il lui semblait que c’était là, à cette période de sa vie, que tout s’était joué. S’il n’avait pas fait ces rencontres et eut ces expériences dans le quartier Latin et dans le XIII ème arrondissement, il ne serait jamais devenu le révolté et le rebelle qu’il était. C’était bien Paris , Paris des insurgés et de la commune , qui l’avait éduqué ,
Cette ville ancienne avait été sa mère et son père, son âme et son idéologie, sa source d’inspiration et d’espoir, son sang. Il se souvenait notamment des nombreux personnages un peu loufoques , qui tous auraient pu figurer dans un roman , ou bien était-ce lui qui voyait cela comme cela , à cause de son attirance pour la littérature ...
C'est en mettant en route son micro-computer de maison qu'il eut l'envie tout à coup de continuer ses mémoires. Cela faisait une vingtaine d'années à peu près qu'il trompait l'ennui de temps à autre en se remémorant le passé. Celui qui l'avait vu dans ses premières années d'homme.
Il avait bien conscience que ça avait été là entre 80 et la fin du siècle une époque charnière, mais il n'arrivait toujours pas à l'analyser correctement. Des tonnes d'informations lui manquaient auxquelles il n'avait pas accès. Il se contentait donc de petites histoires tirées de son vécu ou de celui des gens qu'il avait côtoyé.
D'histoires tirées de faits divers parus dans les journaux de l'époque également. Sa mémoire enjolivait ou au contraire dramatisait, il s'en rendait compte. D'autant plus qu'il ne pouvait se permettre d'avoir une vue globale et exhaustive de la réalité, n'ayant lui-même côtoyé que les "gens du peuple" comme on disait en ce temps là.
Il avait toujours eu beaucoup de mal à imaginer ce que pouvait être la vie quotidienne des maîtres d'alors ! Sa mémoire en elle-même ne pouvait qu'être partielle. L'écran se mit à briller, il tapota un moment sur le clavier, retrouva et relut certains passages décousus et qui semblaient juxtaposés.
Dans cette société policée où chacun avait prit la place d’un rouage inessentiel et s’en satisfaisait, en apparence du moins, Arthur ne trouvait sa niche, et Tivlet regrettait ses niches passées, Arhur voulait participer à l’empreinte, celle de toutes les empreintes, celle de Tivlet, la sienne, celle des anciens.
Etre et demeurer, à travers les milliards de Mondes inconnus, faire partie de souffles de la vie, cette aberration cosmique non quantifiable et ce mystère, il ne pouvait souffrir de n’être qu’un amas corpusculaire remplaçable par toute fonction automatique, l’homme n’était plus que rouage mécanique dans la grande machine.
Ses aspirations avaient pris de l’envol depuis son enfance, il se voulait être l’incarnation du refus du figeage des positions, depuis qu’il était né, massacres richesses et tortures rythmaient le devenir de la planète, tout son être se refusait à cela, il voulait mieux pour les Mondes à venir