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Publié par Christian Hivert

L'evacuation programmée

Dans l'indifférence gênée et agressive des masses amorphes d'anonymes fuyant et courant le long des parcours de transport en commun pour se rendre à un travail fade et disconvenant, des murmures de souffrance s'échappent de ceux des corps allongés encore en vie un certain temps.

 

Il n'est plus besoin de wagons plombés, ni de miradors, ni de rafles, ni de grands stades, tout ces moyens archaïques et coûteux ne sont plus utiles pour éliminer les humains inutiles à la production du massacre permanent, il suffit de laisser périr sur place les faibles et d'enjamber les corps.

 

Dominique fit la mutine, mais alors je ne comprends pas, c'est quoi ton intérêt, tu pars perdant et tu le sais, oui Dominique, je sais que je ne veux pas partir gagnant, toi tu finis tes études et tu deviens cadre, tu ne voudras plus jamais nous voir, nous serons ta honte et ton remords, et tu t'en foutras.

 

Dans tes hautes études, toutes les questions et les réponses sont prévues pour que tu te sentes à l'aise dans l'infamie, pour que tu aies toutes les légitimités, s'il t'en manque, la presse spécialisée complétera, et les réunions mondaines où tu seras conviée seront le sucre de tes récompenses.

 

C'est bien cela que tu veux, tu es du dessus du panier, ne l'as-tu pas toujours dit, on ne mélange pas les torchons et les serviettes ajoutais-tu, je ne t'aurais pas seulement gêné, je t'aurai rappelé à l'infini tes sentiments de justice enfouis, peut on vivre sans se sentir juste?

 

Un jour peut-être t'apercevras-tu du simulacre des intentions et des vies, peut-être sauras-tu être amie, sans doute auras-tu une famille, dans tous les milieux on trouve des gens biens, mais je serais la face hideuse de tes remords et de tes regrets, à l'intérieur du vieux placard.

 

Comment faire l'oubli du pardon nécessaire, lorsque cette horrible violence sociale imposée par ce monde auquel tu aspires, ce petit monde de puissants malsains, lorsque ces tortures insanes seront reconnues, il faudra encore apprendre à vivre malgré tout, à vivre avec le souvenir de leur atrocité.

 

La terre entière se couvre de pays où les habitants ne sont plus rien, même à leurs propres yeux, car toutes les valeurs et les paroles qui leur permettaient d'exister ont été volontairement détruites, vivras-tu longtemps en compagnie de zombies en voie d'anéantissement, de sauvageons barbares.

 

Et tu m'aimes malgré tout, comment fais tu, tu devrais me détester, tu n'es pas responsable de ce monde, il t'est imposé à toi comme à moi, tu préfères converser de rien une coupe de champagne à la main, je n'aurais jamais eu cette classe, cela ne m'intéresse pas, mes bulles c'est la bière.

 

J'essaierai toujours, la société change, le monde évolue, un jour le dessus du panier se rendra compte, le cadre cessera de simuler, le cadre deviendra conscient, le cadre que tu seras devenue se souviendra, en attendant, il te faut mentir, apprendre à vendre du vent, à répéter  ce que l'on t'apprends.

 

Tu n'as pas le choix, et je n'ai pas le choix, je démonterai cette société qui m'empêche de vivre à tes côtés, ce sera ici, ce sera là, je combattrai, je serai courageux et tu seras fière de moi, un jour tu auras les honneurs que tu cherches, un jour les mensonges ne seront plus utiles.

 

A quoi cela nous servira-t-il, mais Dominique rien ne sert, les droites parallèles sont sécantes à l'infini disent certains, une onde s'est échappée de toi et m'a traversé, emmenant une particule de moi aux confins des univers, nous ne sommes pas encore parvenus au point de l'espace projectif.

 

Mais c'est fini Arthur, je sais Dominique, la vie n'est pas finie, je ne suis pas devenu fou, je n'ai pas sauté du pont, Pierre Selos était là, et toi tu ne seras jamais là, je sais tout cela Dominique, je sais que je ne vais pas mourir, je ne suis pas fou, Pierre Selos était là, je vais vivre.

 

Arthur se retrouva au milieu de la place, c'était l'heure du bilan de la journée du soviet de la Place, tenu par Jah'x au mégaphone, ce jour il fut question de la direction de la lutte et  des prétentions des associations de soutien à vouloir tout diriger, Arthur fut à nouveau applaudi.

 

Charly tangua vers lui, complètement éméché, bravo Arthur, t'as dit ce qu'il fallait, on n'a pas besoin d'eux, on est assez grand, on n'a jamais eu besoin d'eux, c'est des politicards, c'est bien, vient boire une bière, y a tous les copains qui sont là, on va faire la fête, on va leur montrer la lutte, viens.

 

Arthur se mit à rire, voilà ce qui ne passait pas dans les petites têtes bien arrangées des cadres des luttes et des cadres des métiers et des cadres de la société et des cadres de l'économie et des cadres de la recherche et des cadres de la politique, ce qu'ils ne comprendraient jamais, l'improductivité.

 

Ces fêtes impromptues et ces grands moments d'euphorie, ces joies sauvages et ces rigolades sans fins, ces dérisions caustiques, ces rustres et ces sans manières les défiaient dans leurs respirations même et leurs beugleries meublaient l'inapparence de leurs vies exclusivement utilitaires.

 

En temps que résidus humains inutiles au moindre processus de production d'ersatz de biens de consommation ou de services aux personnes, inutiles à la méga machine de l'empire mondial du massacre, la seule vision de ces groupes de naufragés faisant bombance faisait peur.

 

Arthur en se bourrant consciencieusement de bières et de pétards fut enfin à un niveau d'euphorie habituel, entre les prémonitions efficaces et les résolutions fulgurantes et intuitives des problèmes de stratégies politiciennes, il venait de comprendre les buts et les enjeux, ils étaient cuits.

 

L'objectif final n'était pas le relogement ou non des familles à la rue, elles seraient relogées dès que l'autre objectif serait atteint, et cet objectif était de museler le comité des mal-logés,  tout était prêt depuis longtemps, sous couvert de solidarité, les organisations et partis prenaient pied.

 

Arthur alors interviewa Charly, bien à point, mais il ne voulut pas lâcher le morceau, il récita sa fable sans conviction, ils m'ont assommé par derrière, je te jure Arthur, je n'ai rien vu venir, c'est des professionnels, on a eu des professionnels sur le dos, je te jure Arthur.

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