Snif à donf
Cela n'avait plus aucun sens, aucune utilité, elle était prisonnière, encore plus prisonnière qu'Arthur qui ce soir ou demain sortirait, lui pourrait être fier et glorieux, elle n'avait que la grossièreté d'une anesthésie incomplète par un produit de moins en moins efficace.
Sa tête était pleine de fourmis et d'idées désagréables, elle se faisait horreur, sa jeunesse venait de se faner d'un coup, en l'espace de quelques mois, elle se faisait l'effet parfois d'être devenue une vieillarde, elle n'aimait plus rien, n'avait plus de goût, elle ne pouvait rien pour Arthur.
Elle ne pouvait rien pour elle-même non plus, elle était descendue trop loin, elle n'en avait pas encore la conscience réelle, mais elle le sentait confusément, elle sentait en elle une sorte de friche mentale, elle repoussait tout problème à après, elle ne savait même plus après quoi.
Chaque geste ne semblait plus guidé que par un automatisme illogique, faisant passer le poison avant les aliments même, elle s'était surpris à ne plus avoir faim, ne plus avoir d'envie, que de s'arrêter alors que ses jambes la portaient, la traînaient vers la répétition infernale des attitudes.
Il fallait qu'elle se réveille, et elle savait déjà que ce n'était plus possible, elle tournait dans une cage ouverte où elle loupait la sortie à chaque tour, son avenir n'était plus qu'une mauvaise blague, elle s'était crue plus forte que tous ses aînés, elle devenait molle comme jamais.
Son plaisir du départ et son insensibilisation à ses douleurs avaient fait place presque d'un coup à un mélange informe et inconfortable de douleurs amoindries et de plaisirs fades aussitôt qu'aperçus, le produit même lorsqu'il était de qualité supérieure, donc plus dangereuse l'indifférait.
Mais elle savait pour l'avoir tenté une matinée qu'elle ne pouvait s'en passer sans devoir payer par d'atroces douleurs et angoisses, elle se noyait en restant à flot, elle ramait dans une barque à fond percé, elle rêvassait dans des marécages inquiétants et cauchemardesques, elle sombrait
Avait-elle été si naïve de prétendre atteindre, elle seule, et par on ne sait quel artifice, une euphorie perpétuelle digne des orgies sardanapalesques les plus légendaires et idéales, alors même que l'exemple de ses grands frères en avait contredit l'hypothèse de la plus stricte manière.
Elle pouvait bien se dire qu'elle avait tenté sa chance et qu'elle y avait le droit comme tout un chacun, le droit au bonheur est une idée neuve, mais que l'on ne sait toujours pas remplir, passés en deux siècles de vivants en survie à futurs immortels, l'ennui des vies gâchait tout.
Son corps avait réclamé les jouissances promises par l'époque de sa jeunesse, il avait été interdit d'interdire et recommandé de jouir sans entraves, enjoint d'aller jouer ailleurs aux dépressifs et malheureux de tous ordres, et dans une mélancolie démocratique, institué un nouveau désordre amoureux.
Bravant toute tentation de l'innocence Reine s'était calquée sur les valeurs de l'homme contemporain en proie aux vertiges de Babel et confronté aux misères de la prospérité, issue au travers des guerres d'une famille d'outre méditerranée elle suffoquait du sanglot de l'homme blanc
À ses oreilles depuis son enfance retentissait un mot d’ordre, soyez heureux, devoir du bonheur poussant à tout envisager sous l’angle du plaisir ou du désagrément, elle s'y était pliée et avait su jouer des plaisirs en évitant les désagréments, mais où était ce bonheur?
Il était inconvenant de ne pas tout mettre en œuvre pour améliorer son destin, construire sa destinée, réussir cette mission d’accéder à la félicité, le malheur et la souffrance étant incongrus et malpolis, elle se sentait avoir failli, avoir perdu à jamais cette fierté de se présenter en joie.
Son époque l'avait dédouanée à jamais de se sentir sale ou salie, comme au jugé des morales anciennes, mais en remplacement de quoi elle faillissait au bonheur, sa tare était d'être mal, de se sentir mal, le bonheur stable et victorieux promis par le produit sombrait dans un discourtois éphémère.
Reine savait ne plus être jugée sur les éléments de sa vie aventureuse, mais sur les détails de ses acquisitions et de son maintien matériel, et là cela faisait un moment qu'elle glissait dans les gadoues des oublis de soi et des inconforts permanents de vêture et de prestance.
Sur le bord de son trottoir, arrêtée dans ses gestes et ses intentions, elle eut soudain la vision d'elle même que tout être la croisant s'empressait d'effacer de sa vue et de sa conscience, elle paraissait ce qu'elle était devenue en si peu de temps, pauvre, junkie, foireuse, furieuse et sans envie.
Son compagnon la héla, allons Reine, il va s'en tirer ton copain, viens, on a du taf, Mouloud va bientôt passer, il va falloir faire les quetpas, si on n'est pas là, il ne nous restera rien, viens, j'ai fait un péte, il me restait un gouli, tiens prends le, viens, reste pas là, allons viens
Qu’est-ce que le bonheur, existe-t-il plusieurs sortes de bonheur, distingue-t-on les petits des grands bonheurs, comment se situe le bonheur dans le temps, le bonheur est-il réservé à un groupe d’individus, une classe sociale, suis-je responsable de mon propre bonheur ou malheur ?
Reine soupesait les brumes de ce qui lui restait de pensées, de quel bonheur, du mien, de celui des autres, ce bonheur est la fin du malheur, le quotidien routinier est le bonheur, la place dans ce bonheur pour la maladie, la douleur, la souffrance, le mal-être, la mort peut-être ?
Reine tout à coup eut de nouveaux vertiges, elle se tenait là sur son trottoir, amorphe et figée, et tout à coup l'urgence d'une inquiétude remua son flux sanguin, il faisait froid et elle frissonna, ce qui l'étonna, le produit habituellement la maintenait dans une ouate tiède et constante.
Elle devait aller se faire ausculter et faire des analyses da sang, le dépistage du sida était gratuit depuis un moment et les formalités réduites, avec sa carte Paris Santé elle aurait ses résultats dans la semaine, si elle était saine, elle s'arrêterait là, elle remonterait la pente, elle eut envie.