Humains broyés
Reine avait du silence dans ses rêves et du sommeil sur sa vie, comme tout un chacun elle serait jugée responsable de son tonus, de son dynamisme, l'époque était flamboyante qui déclarait les tristes, les dépressifs responsables de leur propre malheur, les ratés de leur détresse.
Reine avait fait son marché au grand étal des choix de vie proposés par la galerie marchande, le bonheur n'était plus une affaire de chance, pour ceux qu'effrayait la triste race des battants, des gagnants, se redéfinissait une nouvelle planète à explorer, l'extase et la jouissance et elle s'en lassait.
Elle n'était plus en quête du moindre statut social, elle était passée du côté non apparent du miroir, elle faisait fi du pouvoir, bravait les richesses, et tentait d'assumer ses nouvelles apparences, les hommes avaient cessé de se retourner et les femmes de susurrer, elle était invisible.
La grâce et sa puissance anciennement ses alliées s'était jouées d'elle, le produit se garnissait de ses manques, ses molécules corporelles réclamaient l'extase et le bien-être permanent, elle ne pouvait plus leur offrir qu'une anesthésie laborieuse entrecoupée de souffrance misérable.
Sa nature d'ordinaire égale en était au stade où l’insouciance cède la place à l'inquiétude médicale, la nutrition calculée, la longévité, la liberté des sens, le culte de la jeunesse fière de son corps avait fait le lit des incommodités durables et des épuisements ininterrompus.
Les jeunes filles les plus illustres sont amenées invariablement à devenir de vielles femmes molles, Reine n'avait même plus la fraîcheur de sa jeunesse de caniveau, elle aurait trente ans et sa niche de vie n'était pas encore bâtie, elle avait trouvé enfin son Jules et son Jim, ils étaient pires.
Nous sommes en sursis sur cette terre, tu le sais bien lui disait l'un, nous sommes des rats de laboratoire social et notre temps est compté lui rétorquait l'autre, avec eux c'était la défaite tous les jours, rendus avant tout combat, impuissants et dans la fièvre des cotons les plus épais, grisés, ivres.
Les malheureux, les échoués décrivent toujours leurs malheurs, leurs épreuves, c’est là la seule reconnaissance de leur statut, de leur état, leur quotidien se répète et nous exténue, sans avenir ni conformité, pas plus de normalité et moins d' uniformité, ils surnagent entre les courants au large des espérances.
Leur ordinaire est sans bouquet, dépourvu de suspens, à l’image de la province des siècles anciens. Cette impuissance à faire, la banalité, entraîne une impuissance à refaire, le remord. Leur malheur naît de la frayeur, de l'épouvante face aux petits riens, du souci de la rupture victorieuse.
Au contraire de toute vie chagrine, ils tentent de s'activer sans cesse, devenant des guerriers sans limites, inlassablement prêts à bondir, cette profusion d'enthousiasme remplit le vide de leurs vies par d’autres vides, et ce manque constant est la réponse étudiée, l'enfer de l'insignifiance.
Dans cette insipidité que devenait leur banalité, ils semblaient être des ultras de la manie, ils vivaient l’utopie du fun, terme issu de l’univers des loisirs et de l’enfance, permettant de dérober au découragement quelque instant de plaisir, renvoyant les temps de leur histoire à la consommation.
Reine voulait avoir le moyen de disposer de ses faiblesses, de les transformer en énergie créatrice, mais elle ne parvenait plus à rien, les pages étaient ternes, restaient blanches, nulle terreur délicieuse d'entrevoir une autre destinée lui permettant de dépasser sa quête, de reprendre sa vie.
Sa vraie vie serait-elle une succession de plusieurs vies, une vraie vie par intermittence, survivrait-elle? Le commun d'une dégringolade peut devenir singulier et ressusciter en matière à construire. Face à l’ennui et la banalité, la solution peut être la fuite, le renoncement, la respiration.
Elle avait des vertus l'obligeant à changer, à entreprendre, elle était condamnée à vivre le bonheur par intermittence et à retourner ensuite au malheur, cette condamnation la conduisait à abhorrer cette banalité tout en l’acceptant, en tentant désespérément de l'apprivoiser, la valoriser.
Au cours de l’histoire, le bourgeois est l’être le plus décrié et haï, trois griefs lui sont entre autre reproches, la médiocrité, la vulgarité et la rapacité, le bourgeois parvient à pacifier les mœurs par la guerre, régulariser et canaliser le désir sur un seul objet, l’appât du gain, le chiffre annuel rond.
Cette grasse et illustre élévation du moyen, du médiocre, de l'abêti, ce modèle des temps modernes réduisant le désir à un enrichissement matériel et offrant un paradis terriblement terre à terre, un bonheur sans éclat, le définit si parfaitement, le bourgeois est l’ennemi de tous les excès.
Il pouvait bien lui être reproché d’avoir créé une classe dominante morbide et des hommes standardisés se comportant comme des animaux domestiques, renonçant à la passion, voués à subir la consommation, l’aimer et la combattre, toute une vie bien ratée, organisée pour le dégout de l'autre, le rien.
Au sein de cet environnement, les rebelles sont eux voués à être broyés, Reine ne savait comment y survivre, son rêve était à l'égout, sa misère resplendissait, son aventure anticonformiste s'était clochardisée, les gens normaux se retranchaient dans leurs bonheurs desastreux d'apprentis minables.
Ils se glorifiaient de n'être plus que des jouets dans un appareils à malaxer les destins, les classes sociales se transforment en mille feuille de castes, des ghettos plus ou moins poreux selon le degré de fausse courtoisie, de condescendance mollassonne, au sein desquelles on s’affiche, on joue.
Et on clame son prétendu bonheur certifié par de solides garanties annuelles et décennales et bonifié par autant de prêts à la consommation réglés sur l'usure bancaire, tachant d'oublier le malheur des autres, on feint de considérer qu'il n’existe plus de classe sociale tel le prolétariat.
La bourgeoisie s’est étendue pareille à une pieuvre, absorbant toutes castes, imposant dans tous les registres sa vision dominante de l'insignifiance comme sommet espéré, tous bourgeois par la loi du supermarché, prônant les vertus de l’argent et confondant confort, bien-être et bonheur