Petits maîtres
Il ne pouvait savoir comment étaient ses propres yeux, mais la douceur craintive et attentive qu'il y avait dans ceux de cette femme l'émut agréablement, lentement, par approche hésitante, leurs lèvres finirent par se frôler, s'interroger timidement, se pincer légèrement, s'ouvrir suavement.
Longuement ils s'embrassèrent, c'est plus tard dans la nuit, dans les cris de Michèle et son propre oubli, la tendresse faillit l'évanouir, c'était cela le plaisir dont ne pouvait plus se passer Reine, il appréciait, cela allait durer quelques semaines, logé par intermittence, nourri.
Michèle lui fit parcourir tous les secrets des soifs charnelles d'une femme, ce fut une véritable formation accélérée, elle était très gourmande de ce jeune corps d'homme analphabète en plaisirs de la chair, elle lui en fit la confidence, elle adorait les puceaux, elle avait trente cinq ans.
Elle était de cette génération née à temps et quittant ses idéaux de jeunesse, elle était assistante sociale, avait été Autonome et avait squatté dans les lieux décrits par les grands quotidiens de l'époque dont Arthur avait pu lire les aventures époustouflantes et fondatrices d'attirance.
Elle l'avait pris en charge durant de longues semaines, lui expliquant patiemment toutes les facettes du petit monde de l'Autonomie Parisienne dans lequel il mettait les pieds, faisant aisément la grande sœur incestueuse, lui expliquant les chaînons manquants de sa vie, paisiblement le réhabilitant.
Elle lui avait mis son corps plein en main et l'avait poussé à son exploration minutieuse, expliquant, demandant, guidant, savourant, rugissante et offerte, furie gourmande aux peaux sensibles et aux courbes empressées soumises aux envies de prises et de contraintes, jouissante éruptive.
A l'écouter, il s'apercevait de la richesse de son parcours jusqu'alors, elle lui disait les amis de ses amis qui étaient ses amis à elle, l'Autonomie avait été tellement foisonnante et découpée en réseaux, tous ses participants ne pouvaient se connaître et se rencontrer, elle comblait ses lacunes
Elle avait été au cœur des opérations majeures et il ne l'avait jusqu'alors pas remarquée, en plus de lui livrer son intimité elle lui faisait la confiance de ses confidences, elle le jugeait honnête et lui dénouait les arcanes des connaissances nécessaires à son nouvel engagement.
Avec et grâce à elle il allait pouvoir disposer de toutes les informations si chichement susurrées par tous les anciens, elle lui expliqua notamment tous les artifices juridiques utilisés pour l'ouverture d'un squat et les nécessités de construction d'un rapport de force local.
Arthur durant ce temps prit des décisions essentielles pour sa vie future, il ne perdrait plus son temps de vie à gagner d'illusoires bienfaits de la société de consommation, il ne participerait plus à la production du gâchis immonde et il aurait du temps pour résister à l'ordre infâme.
Autour de cette nouvelle architecture de sa vie, parmi les zonards exclus de toute vie, les zonards politisés, les anciens beaux parleurs et inactifs, s'étendait pour lui tout le champ de la société organisée, et il semblait à Arthur faire partie d'une nouvelle vague impressionnante et fidèle.
Ils étaient de nouveaux pionniers, repartant de zéro, avec les expériences des anciens les plus sincères, ils défricheraient à nouveau les terrains des luttes possibles, feraient de leur mieux pour combattre les injustices et construire le visage de ce monde dont tous rêvaient.
Tous avaient baissé les bras et ils arrivaient, jeunes et ébahis devant une tâche immense, peu nombreux et inexpérimentés, mais pleins d'énergie, l'histoire du local et du bar avait existé pour démontrer combien il était facile en définitive de bousculer l'inertie, de refaire circuler l'espoir.
Maintenant il fallait gagner en expérience, en qualité, mais même s'ils avaient encore tout à apprendre, c'était faisable, il n'y avait pas eu de gâchis, simplement des lacunes, ils étaient prêt à recommencer, encore plus grand, encore plus fort, c'était cela il fallait tout miser sur U.SI.N.E.
Et tu crois vraiment que le monde t'attend, tu crois vraiment que personne n'y a pensé avant toi? Peut importe ce que je crois ou non Dominique, si ce n'était qu'une histoire de croyances, mais il s'agit là de nécessités impérieuses, l'esprit humain le plus noble ne peut périr ainsi.
Je suis de la résistance, de toutes les résistances, les maquis du Morvan ont élevé mes parents et cela m'a été transmis, maintenant que les collabos de toujours et leurs enfants ont gagné toutes les batailles et toutes les guerres, il ne nous reste plus qu'à résister, peu importe le côté du manche.
C'est une histoire de conscience, de satisfaction de soi-même. Ah tu le fais pour toi alors. Oui Dominique, pour moi, pour rester fier de moi, pour la satisfaction d'être et de rester du bon côté, du côté des humbles et des souffrants, du côté de la justice et des libertés, du côté des luttes.
Mais tu ne pourrais pas faire la même chose en ayant de l'argent? Tu aurais plus de poids, tu pourrais agir plus efficacement, non? Voyons Dominique, pense tu que l'argent ou qui le possède soit ce qu'il y a d'important dans une vie, penses tu que cela te rende libre à ce point, tu es folle.
Pour moi ce qui compte et a toujours compté plus que tout c'est que chaque vie soit respectée et que le destin commun des habitants de la planète ne soit pas le règne de quelques médiocres tortionnaires sur la majorité, que chacun ait la possibilité de se sentir utile aux autres.
Ce qu'il y a de pire dans cette société n'est pas l'argent ou son manque, c'est le déni d'existence, la plus grande souffrance que l'on puisse infliger à un individu est de nier son utilité, de lui nier son droit à l'existence, de le contraindre à s'enfouir lui-même et à s'oublier.
Toutes les valeurs de vie en commun ont été déstabilisées, toutes les cultures humaines ont été dévastées, et seul subsiste ce capitalisme mondial créateur de destructions massives, les nazis ont gagné la guerre que les Allemands ont perdu, les pays sont des camps d'extermination.