Braques
CHAPITRE VI
Les plus forts en gueule avaient entraîné l'assemblée dans des déplacements nocturnes massifs et inquiétants, dans les lueurs des phares d'un vieux fourgon, de séculaires bâtisses révélaient leurs handicaps et leur abandon béait, révélé par l'absence de toits, de murs parfois, de fenêtres.
Alors de réunion en réunion, l'attention collective faiblissait, les motivations se faisaient moins urgentes qu'aux premières assemblées brouillonnes, le programme des enthousiasmes initiaux s'épaississait dans l'oubli et les frustrations, rien n'avançait hormis les lassitudes énervées.
Durant tous ces temps morts, il fallait survivre et trouver de quoi se nourrir et s'abriter, ne pas dépendre toujours des bons copains, ne pas lasser et ne pas accaparer, Arthur le communiste libertaire, l'Autonome insoumis était devenu ami avec un curé éducateur et le secondait.
C'était toute une histoire, toute une rencontre, Arthur se souvint de tout, il avait rencontré ce curé, son homonyme, Rue Sainte-Anne alors qu'il tentait de s'y prostituer, il n'avait pas fait un client, mais il avait rencontré Arthur Hervet, depuis ils cheminaient fréquemment ensemble.
Cela lui donnait un petit rôle social et une très légère source de revenus, le Père Arthur chaque mois lui donnait cinq cent Francs de soutien financier en échange d'une soirée d'écoute et d'échange auprès des prostitués masculins de la rue Sainte Anne, un soutien moral, une approche revalorisante.
La glace les avait enveloppé un beau matin, ils s'étaient réveillés dans un silence blanc de linceul, du givre en paillettes longues et épaisses d'un bon centimètre recouvrait la totalité de l'unique fenêtre, la marmite était vide, ils étaient sortis, n'avaient rien trouvé à voler, étaient rentrés.
C'était bien avant l'ouverture d'U.S.I.N.E., lors de ses premières escarmouches d'ouverture de squat, ils venaient de se faire expulser de la maison de Bagnolet par des gros nervis, ils étaient deux à s'être réfugié chez Patrice dans l'obscur réduit de quatre mètres carrés sous les toits rue Ramay.
Les placards vides, les estomacs creux, depuis peu ils s'essayaient à quelques vols à l'étalage pour alimenter leur pitance quotidienne, mais ce jour là les occasions avaient manqué, pas assez d'audace, pas assez de pêche, ils n'étaient même pas entrés dans un supermarché, il n'y pensaient pas.
La déche s'enracinait parmi eux, aucun n'avait plus de rentrée d'argent, il était hors de question qu'il retourne à son ancien travail, veilleur de nuit, c'était fini, les petits boulots essayés, commis de cuisine, manutentionnaire, vendeur de tableaux, étaient de l'esclavage désespérant, plus jamais.
Ils étaient rentrés bredouilles, Arthur était ressorti seul, il fallait qu'il trouve quelque chose, un moyen d'avoir de l'argent, de quoi manger, les voici devenus de ces nouveaux pauvres si souvent décrits à la télévision, il faisait froid et tout était gelé, n'allaient ils pas finir par mourir?
Même leurs projets collectifs, même cette embolie de relations nouvelles sur lesquelles ils avaient joyeusement coulé durant six mois s'engelait pesamment, ils étaient isolés, de parfaits zonards, n'ayant plus aucunement les moyens d'assumer leurs besoins élémentaires les plus essentiels.
Les patrons et les chefs parlaient mal et c'était faire fonctionner la société dans le sens du massacre, hors de question qu'on l'y reprenne, le froid entraînait leur misère vers les rues de Paris dans une glissade sans fin jusqu'au gouffre où il se sentait aspiré, le givre obturait les carreaux.
Arthur s'était dirigé vers les beaux quartiers, il avait suivi un type à l'air bien bourgeois, espérant le voir se diriger vers une rue déserte, en agissant vite et en lui faisant peur, il lui prendrait son portefeuille, il avait enfoui ses conceptions morales au plus profond, il devait survivre.
Un portefeuille dans un veston, cela se met bien toujours à gauche? Comme il faisait froid, le type avait un gros manteau à l'épaisseur bien rembourrée, il ne faudrait se laisser retarder par cela, le froid et la faim aiguisait sa gamberge, il fallait agir d'un coup sec de surprise, et courir.
Il avait le souffle coupé et des bouffées béantes d'adrénaline lui remontaient aux narines en euphories douloureuses, il était enfiévré, tremblant, le corps cotonnant et la démarche fébrile, il était malheureux d'avoir cela à faire, mais dans l'urgence il n'imaginait pas d'autre solution, hélas.
Il lui faudrait prendre le portefeuille avec la main gauche, c'était le geste le plus tranquille, coulant d'une affreuse source, doubler la créature floue, se retourner comme pour lui demander l'heure et plonger vivement la main dans sa poche intérieure, il ne fallait pas louper son coup.
Il ne fallait pas laisser le temps à cet inconnu de réagir, il fallait saisir le portefeuille et courir, mais lui parler aussi, le plus dur, l'intimider définitivement, le gagner de peur, le clouer sur place, lui parler argot, c'est plus convaincant "Bouges pas ou j'te fumes", fumer avec quoi?
"Il faut lui donner l'impression que j'ai un flingue, à travers la poche, les doigts tendus, je lui touche son gros bide, bien pointus les doigts, bouges pas ou j'te fume, non, cries pas ou j'te fumes, oui, crie pas ou j'te fumes, non, il faut lui inspirer la peur dés la première seconde.
Tu ne vas quand même pas braquer un mec? Dominique premier ne se voulait pas bégueule, mais là cela dépassait un peu le cadre de ses velléités provocatrices, Dominique ce n'est qu'un portefeuille et beaucoup d'adrénaline, oui, et la prison au bout, là ou ailleurs, c'est quelque part, non?