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Publié par Christian Hivert

Le quartier se dégradait rapidement, permettant les rafles et expulsions massives,vidant tout de tout occupant, la chasse aux juteux profits immobiliers pouvaitcommencer, tous se positionnaient sur les marchés de la Z.A.C. en finançant leparti politique octroyant des chantiers géants.

Arthur gardiennait précisément l’immeuble de l’annexe de la préfecture du département où se trouvaient les bureaux de relogement spécialement affectés à l’opération Îlot Châlon, il arrivait à Arthur d’avoir parfois à effectuer un remplacement de jour, bien pour observer.

Ces jours-là il était gardien huissier, il s’enquérait de l’identité du visiteur,téléphonait au bureau demandé et introduisait la famille au rez-de-chaussée, au fond d’un couloir, ils venaient avec leurs enfants, leurs papiers à la main et leurs faibles espoirs vrillés au corps, se loger.

Combien en avait-il vu de ces groupes de familles fatiguées par l’attente interminable, aux bureaux des étrangers de la préfecture de police, aux bureaux de relogement, aux bureaux des ANPE ou des services sociaux, attendre et revenir un autre jour pour attendre encore, un logement.

Il manquait toujours un papier, quelle vie était-ce donc que cela, et quelle vie était donc la sienne, les jours indécis se succédaient les uns aux autres dans le plus mortel des ennuis, et pas le moindre souffle de nouveauté, un marasme sidérant, les bienfaits d’une civilisation performante.

Faire les mêmes gestes quotidiennement pour aller travailler de quoi gagner ce qu’il fallait dépenser pour s’entretenir et retourner au travail sans aucune possibilité de changer quoi que ce soit à l’organisation générale de ce train-train assoupissant, un plein épanouissement.

Mais garder l’espoir d’un monde à venir, à construire, nouveau et fraternel, débarrassé de la barbarie, des scories incandescentes de l’enfance de l’humanité et de son cortège ininterrompu de misères, toute une fête promise, éternellement repoussée aux calendes, un rêve actuel.

Tout un parfum aux effluves atrocement subtils flottait dans l’air du temps entre un vent d’infamies et des bouffées glaciales d’horreurs, l’indifférence dépressive de ces années-là le choquait, le cynisme des puissants devenait absolu, la manipulation majeure, l’apathie générale.

Si l’on n’y prenait garde la gauche au pouvoir dans les années 80 aurait tôt fait de déstructurer toute vie sociale et de détruire toute force politique d’opposition à sa gestion cynique des affaires, devant un peuple ébahi et muselé, l’aboutissement paisible des vieilles pratiques fascistes.

Le rêve l’avait amené tout droit au 17 rue des Vignoles, c’était là la seule porte ouverte qu’il connaissait pour sortir de la bulle asphyxiante dans laquelle il se trouvait, avec Patrice et leurs nouveaux copains ils allaient se battre, refaire toutes les luttes nécessaires, gagner la justice.

Aucun des habitués n’était arrivé, il avait traîné dans les impasses où certains des marginaux fréquentant régulièrement leur rade, bar sauvage et convivial, habitaient, ils n’étaient pas réveillés, la plupart n’émergeaient qu’à l’approche de l’après-midi, et se rattrapaient dans la nuit.

Alors il s’était retrouvé là, devant le 17, à se dandiner d’un pied sur l’autre, depuis combien de temps déjà, à travers les vitres sales, le tout petit local attendait les réunions, il s’ébroua, allons, comment passer le temps maintenant, que faire d’une existence où personne ne t’attend ?

Il se dirigea sans envie vers l’ancienne fabrique détruite dont ne subsistaient que les quatre murs et quelques morceaux de toiture, il se motiva douloureusement pour occuper sa journée à visiter les impasses de la rue, il y avait toujours de nouvelles rencontres à faire, des bribes de vie.

Il y avait un trou dans un des murs à l’arrière, caché par la profondeur de l’étroite impasse, il trébucha, désespéré, sur les gravats en tas jonchant le sol, par endroits épais d’un demi-mètre, en boue détrempée de pluie mélangée à des restes d’oripeaux d’ameublement et d’éboulis.

Au fond, c’est-à-dire sur la rue, s’enchevêtrait sur deux mètres de haut un fatras abusif de mille déchets industriels, gazinières, paillasses éventrées, sommiers brisés, planches calcinées, portes fendues, meubles fracassés et autres rebuts, le coffre-fort des marginaux alentours.

D’innombrables fruits du labeur incessant de récupération de Riton, la fourmi de l’improbable, c’était sa banque, au milieu trônait un canapé en skaï distendu, il s’avachit dessus, dans un sanglot, dans le grand canapé, il tenta de se libérer de toutes les larmes avariées de sa solitude.

Une larme par déchet entassé, et il y en avait dans la caverne d’Ali Riton, Riton, le vieil Henri Bouteiller était venu saluer à sa manière les jeunes nouveaux compagnons de la rue, il avait garé sa brouette au milieu de l’entrée vitrée du local et avait commencé à les haranguer.

Salut jeunes compagnons, c’est bien d’être venu renforcer le mouvement, on n’est jamais assez nombreux, je vous apporte le salut de tous les frères de la rue, votre arrivée est connue de tous, oui de tous, je vous ai apporté des affaires pouvant vous servir pour vos luttes, les gars.

Il faut se serrer les coudes, tenez prenez déjà ça, j’en ai encore plein d’autres,c’est fou ce que les gens jettent, cela peut encore servir, mais avec des petits gars comme vous, hein, et ben je suis sûr qu’on va faire du bon travail, tenez, prenez tout, vous pouvez compter sur moi.

Riton représentait pour tous un petit peu le grand-père déjanté, témoin des anciennes luttes sur le logement des années cinquante, il était le lien avec l’histoire, il habitait une impasse un peu plus haut, juste avant la ruelle des Anarchistes espagnols de la C.N.T.

Il trottinait toute la journée, précédé de sa brouette, comme s’il était le jardinier du quartier, et c’était cela, de la rue de Terre Neuve à celle des Vignoles, de la rue Planchat à celle des Haies, il n’était pas un taudis, pas un immeuble délabré échappant à ses activités désorganisées.
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