Jeu de go humain
C'était pour lui un subtil équilibre de souvenirs enfantins et de plaisirs immémoriaux, Myrtille, jeune éternelle adolescente rebelle était venue réchauffer sa couche cette nuit là, en souvenir de leur premier squat collectif, quelques années plus tôt, frais issus du Lycée Autogéré de Paris.
Myrtille s'était levée plus tôt que lui, comme souvent et avait frôlé la matinée fraîche de ses fesses androgynes, frissonnantes et nues, s'était rincée le visage au robinet de la petite cuisine froide, avait enfoui sa jeunesse dans ses vêtements d'Autonome Parisienne, fuseau collant noir et cuir.
Arthur levé tôt en avait eu la vision, à lui couper le souffle, Myrtille lui avait fait la bise, les fesses à l'air, comme habillée d'une mondanité, elle faisait parti de ces jeunes amazones politisées et actives dans les luttes radicales du moment, revendiquant liberté et offensive, autonomie.
Elle était partie se faire foutre par son jeune amant, dans un autre squat de la périphérie suburbaine, elle avait besoin de sa vigueur pelvienne tout autant que de sa rigueur métronomique de militant anti prison aguerri pour se défaire de cette fâcheuse impression de vide qui la prenait.
C'était ainsi à chaque fois qu'elle consentait d'accompagner les angoisses obsédantes de Ricks, le saccadé simple avait tendance à la satisfaire et à la rassurer quant à l'utilité objective de la part masculine de l'humanité, et la rinçait des assauts mentaux de Ricks toujours occupé à convaincre.
Ricks pouvait alors savourer son réveil tranquille, seul levé dans le squat endormi, les autres soit étaient déjà partis à l'assaut de quelque activité rémunératrice, soit ils se levaient plus tardivement, se remettant d'une nuit décousue de consommation effrénée de vin et de beuglantes ivres.
Sur les coups de treize heures il revenait prendre sa douche en ayant fini avec ses obligations salariales, il était assez fier du compromis minimal le liant à la société pourrissante combattue et estimait avoir trouvé la solution la plus maligne qui soit pour avoir du temps disponible et un léger revenu.
Ne pas complètement perdre sa vie à la gagner, Ricks était intimement persuadé d'avoir trouvé le meilleur équilibre possible, étant donné les conditions existantes du monde, pour assurer l'Autonomie de sa vie, il en était passionnément fier et avait tendance à regarder de haut toute autre solution.
D'autres s'y prenaient différemment, mais que ce soit en galères, en temps ou en énergie, il était le seul de sa bande à y passer aussi peu de temps pour un rendement aussi efficace, bien sûr il portait encore hebdomadairement son linge à laver à sa mère et obtenait d'elle une centaine de Francs.
C'était en cachette de son père, beaucoup moins complaisant et qui avait la fâcheuse aptitude de replacer l'ensemble de sa révolte sous l'angle du travail bien fait et de la justice sociale, cet argent de poche arrondissait bien ses fins de mois et complétait sa maigre paie de surveillant de cantine.
Il ne pouvait s'empêcher ce plaisir hebdomadaire passé dans le cocon maternel inchangé, non vraiment sur le détail de la vie matérielle, il avait réussi plus que tout autre à construire savamment un ensemble de survie correspondant parfaitement à ses valeurs érigées en système de vie.
Il ne faisait pas fonctionner l'économie marchande ou le moins possible, il ne participait que très peu au nucléaire électrique, juste une télévision allumée en permanence, il n'engraissait aucun pourceau de propriétaire, il ne participait en rien au soutien ou à l'édification du monde à abattre.
Il s'estimait clair, lucide, courageux, combatif, malin, imaginatif, conséquent, en tout et pour tout Autonome, ne lui manquait véritablement que quelques éléments de grandeur manifestement absents de sa vie, trop manifestement absents, mais qu'était-ce la grandeur, comment l'appréhender?
La grandeur est la considération que l'on vous porte, qu'elle fut justifiée où non, la considération universelle, mais la considération de tous, Ricks s'en moquait, il n'avait pas les mêmes valeurs que tout le monde, il se reconnaissait bien dans "Le miracle de la rose" de Jean Genet, du côté Saint.
Non, cela ne pouvait être la considération sociale, il n'en avait cure, non vraiment il fallait voir les gros pourris qui s'en paraient, tout imbus de leurs mesquineries et coups bas, mais considérés de leurs concitoyens, ça non, franchement jamais de la vie, mais alors quoi, être le héro de la petite bande?
Quelles étaient leurs compétences particulières, pas grand-chose pour le moment, il savait jouer au jeu de stratégie chinois, le go, il était même le meilleur joueur de go de tous les squats autonomes, mais qui jouait au go, pas grand monde, enfermer, ouvrir, consolider, affaiblir, contourner.
N'empêche que ce jeu avait du bon, il lui correspondait parfaitement, dans la vie n'en était-il pas de même, sauf que ce n'était pas des pions mais des gens, le maniement plus difficile, le résultat plus jouissif, ce n'était pas donné à tout le monde de pouvoir prendre les gens comme des pions.
Parvenir à leur faire aimer ou haïr ce et ceux que l'on avait besoin qu'ils aiment ou haïssent, ce n'était pas évident, Arthur lui avait volontiers laissé ce rôle, il n'était en rien dupe du petit jeu, ce même si Dominique Premier tentait de le secouer, ça va te retomber sur le nez, un jour ce sera contre toi.
Arthur tentait d'expliquer à cette Dominique Premier, entité imaginaire, à l'instar des nombres au carré négatif, chargée de permettre la progression du raisonnement dans l'impasse, si je ne le conserve pas près de moi, un autre que je ne connaîtrais pas rusera mieux et sera dangereux.
Fais à ta guise, mais je t'aurais prévenu, la dernière fois que Arthur avait revu physiquement la Dominique Premier réelle, devant sa faculté de Jussieu, il venait de faire photocopier un tract d'appel à soutien à l'expulsion programmée de U.S.I.N.E., c'était sa dernière année, elle lui avait souri.
Mais elle n'avait jamais utilisé le numéro de téléphone qu'il avait prit soin de lui laisser, par moment quand elle se faisait moins présente, moins pressante à l'intérieur de son front brûlé, il souriait à la beauté de l'histoire dont personne ne soupçonnait l'existence à part lui et Dominique Premier.