Subtilité et offensive
Alors l'Amérique, c'est grand, c'est grand et c'est super, j'ai une chance inouïe, le campus c'est génial, tu verrais ça, oui bon, ok, tu es bien, tout va bien, cette Dominique Premier dans sa tête lui faisait mal parfois, mais il assumait les choix effectués par la véritable Dominique Premier;
Il eut été un bagage intransportable, il eut été un commensal insupportable, en aucun coin ni recoin obscur il n'eut été à sa place, il n'eut point eu les manières adéquates à susciter le point d'estime suffisant à tenir la moindre ânerie pour le summum de la conversation, papa ne le sentait pas.
La jeune fille grandissait en dehors de lui, en dehors de sa vie, et son souvenir se magnifiait, s'étoffait, prenait ses aises et ses habitudes, un double imaginaire de l'aimée prenait le relais et grandissait et bientôt vieillirait, entretenait une conversation ininterrompue et toujours riche.
Elle était la meilleure partie de lui-même, la femme en lui, ses tristesses et ses joies, au courant du plus petit détail de ses émois, de ses envies, de ses fantasmes, elle se coulait lisse et parfaite, pleine et chaleureuse, dans l'état des instants les plus insolemment magiques de sa vie adolescente.
Nul doute que si elle l'eut accepté nulle autre n'eut existé, tandis que rejeté toutes s'ouvraient à lui, prêt à mordre la poussière de nouveau, sans stabilité ni désir de couple, juste d'accouplement, Maïté en était le parfait exemple, un corps à la peau rebondie en teinte de cuivre doux, ferme.
Joli choix, mais elle ne t'aime pas, ne crois-tu pas que je sais sentir ces choses, de même que je sais depuis le début que tu m'aimes et que tu me sacrifies à des questions purement pragmatiques, ne dis pas ça, quelle importance, je suis pour la liberté, ta liberté, tu as bien fait, vive l'Amérique.
Dans un milieu où les amis d'hier devenaient vite les ennemis de demain, et les anciens amis d'après-demain, les territoires étaient plus difficiles à consolider qu'au jeu de go où il suffisait de déplacer des pions forcément consentants puisque inertes, avec les humains, il fallait être malin.
Au go, les pions devaient former des lignes reliées entre elles sous forme de territoires réputés imprenable, dans la vie, les pions devaient former des lignes de relations fortes, réputées indestructibles, ce n'était pas le plus simple, être soit même soudé à une de ces lignes de forces.
Ces bandes se désagrégeaient sans cesse pour en reformer d'autres, comment se soudait-on les uns aux autres, l'esprit humain est versatile et l'humain ne suit que son intérêt, n'était ce pas là ce que disait Laborit, peur, agression, fuite, manger, boire, dormir, de grands animaux, intellectualisés.
La plupart des gens n'étaient pas conscients de cela, la plupart des gens ne savaient pas ce que Ricks savait, n'était-il pas là le début de sa grandeur manquante, de ce savoir embryonnaire et encore effervescent entrevu lorsque la coke était bonne, il lui fallait encore travailler.
Il lui fallait se construire son territoire inexpugnable, non plus sur le carré quadrillé du jeu de go, non plus dans la compréhension si poussée soit-elle d'un jeu de pions noirs ou blancs, mais dans sa vie , dans ses relations avec les autres, un travail en profondeur, en souterrain.
Dans une conscience enivrée d'être le maître du jeu, de conduire les gens là où il voulait ou avait besoin qu'ils soient, leur faire aimer les gens qu'il avait besoin qu'ils aiment, leur faire se dégoûter de ceux nombreux dérangeant sa paisibilité oiseuse, que nul ne puisse perturber son jeu.
Que nul ne puisse interférer sur la libre organisation de ses plaisirs, sur la composition de son territoire. Sans risques, sans bruit, parfaitement maître de ses réactions et de celles des autres bien souvent, avec le frémissement de la victoire en lui, à chaque fois qu'un nouveau pion prenait sagement sa place.
Car maintenant il lui fallait évincer Arthur du squat d'habitation, il lui faisait trop d'ombre depuis son coup d'éclat de la rue des Vignoles, son influence s'était accrue, et beaucoup passaient aux nouvelles , il n'y en avait que pour lui, de quoi déstabiliser son chocolat matinal, cela suffisait.
C'est vrai qu'avoir pris vingt deux petits appartements d'un coup et permis le relogement d'urgence de dix familles en plein hiver, sans compter tous les compagnons autonomes, c'était le plus gros coup réalisé depuis au moins vingt ans, on en perdait le souvenir aux calendes.
Arthur plaisait à trop de monde, gâchait trop ses plaisirs, prenait trop de place, il fallait le pousser à la porte sans qu'il ne sache jamais d'où venait le coup, il avait déjà commencé à construire sa ligne, avec Maïté, il fallait jouer finement, mais cela restait simple, elle était joueuse, et indolente.
Qu'elle reste, mais que l'autre s'en aille, cela faisait un an environ qu'ils se voyaient régulièrement, c'était bien Arthur qu'elle venait voir, ils couchaient parfois ensemble, au début, elle avait juste dix-sept ans, toute mignonne et rebelle, Ricks entrevoyait bien un angle d'attaque possible.
Arthur était en réunion continuelle avec le mouvement de solidarité construit dans le quartier Réunion suite à l'occupation de l'immeuble, avec le curé de la paroisse St jean de Bosco, l’école du quartier Vitruve, les parents d’élèves, l’assistante sociale, voilà de l'argument incontournable.
Les parents dormaient dans la rue, ou dans le métro après trois semaines à l’hôtel payées par la Ville de Paris qui s'étaient achevés sans solutions relais, les enfants étaient hébergés par des parents d’élèves, la situation était tendue, mais Ricks pouvait contester la présence du curé de Saint Jean de Bosco.
A la fin de la réunion, faute de solution, il ne restait plus que le squat pour loger ces familles sinistrées que la ville de Paris avait délibérément délaissé, le prêtre lui-même avait désigné un immeuble vacant situé à quelques mètres d'un de ceux qui avait brûlé, soutenait l'occupation dans ses sermons.
Mais c'était un curé, ce qui rendait la ligne idéologique de Ricks infranchissable, on ne pactise pas avec l'ennemi, le ferment des divisions, sinon Ricks eut trouvé autre chose, l'objectif étant de dénigrer toute action et toute promotion de Arthur, dans toute les directions, et Maïté lui plaisait bien.