Des émois, l'amour, les mots
Crois tu que ce soit de moi que tu te souviennes? J'ai changé depuis, j'ai grandi, je ne vis pas avec le passé, je ne vis pas pour l'avenir, je vis mon présent Arthur, tu comprends? Elle lui disais toujours tu comprends? Et lui ne comprenait rien à cette Dominique qui se voulait tant originale.
Serait-il possible qu'il n'ait pas fait quelque chose, un rien qui eut tout changé, après tant de tendres douceurs échangées, se pouvait-il qu'il ne reste rien, pourquoi cette mise à l'écart, c'était la plus terrible souffrance qu'il eut à supporter, ce reniement, cette exclusion sans pitié.
Arthur prit le pétard tendu et vida sa tasse de café, Julio l'apostropha, "qu'est-ce que vous avez foutu avec votre bistrot, pourquoi vous arrêtez" "Il y avait trop de pression de la part des responsables du local, ce qu'on faisait ne leur plaisait pas, trop de bordel", Arthur temporisait.
"Trop de vie, trop de bordel, mais ils sont fous, ça nous maintenait en vie, ça nous faisait sortir de nos trous, on se parlait, maintenant regarde Jean-Pierre et Marylou, ils ne sortent plus, ils ne voient plus personne, le bordel, c'est la vie le bordel, ils sont cons tes potes, bordel."
"Oh, mais c'est pas mes potes, là, attention, je ne les aimes pas non plus, c'est des m'as-tu-vu, des ringards, des inactifs, je n'ai rien à faire avec eux, j'aimais beaucoup ce qu'on faisait, des gens de toute la rue venaient, on ne les auraient jamais connus sinon, mais faites le."
Et c'était vrai, c'était le bordel, mais c'était la vie aussi, la vie qui débordait, Arthur se souvenait des tréteaux dans la rue, sur le trottoir et entre les voitures en stationnement, des danseurs de rue et des gamelles de sauce feuille préparées par les mamas africaines, les musiciens.
Ils avaient été un lien, un liant un temps, sans programmation, sans planning, sans affiches ni tracts, sans concertation préalable, ils avaient correspondu à un besoin réel de contact et de rencontre pour des tas de gens différents, et les gens étaient rentré chez eux, la fête étaient finie.
Seraient-ils restés plus longtemps, cela aurait-il donné quelque chose de plus que ces fêtes sauvages, dont certaines avaient dégénérés en bagarres de viandes saoules difficilement maîtrisables, Arthur se reconnaissait trop novice pour faire évoluer un tel lieu, une telle expérience.
Ils étaient restés un long moment à se disloquer comme lors d'une manifestation tardive où personne ne veut rentrer et où les C.R.S. sont obligés de pousser, mais le local s'était refermé définitivement sur l'inactivité désolante des anciens, imbus de leur contrôle incontesté sur les déserts.
Ils avaient vaqué comme ils le pouvaient, allant chez les uns les autres, leur projet en avait intéressé certains, ils ne voulaient affronter leurs chefs pour une histoire sotte de clés et de pouvoir, mais ils les recevaient pour les conseiller et leur faire rencontrer des personnes motivées.
Le groupe du départ fluctuait, un moment ceux du bar avaient tourné, viré, ruminé, cherché un autre endroit à squatter, pour refaire, pour continuer, mais ils n'étaient plus aussi soudés, ni si disponibles, certains s'étaient branchés avec les anciens du "Centre Autonome Occupé".
Il leur fallait maintenant réfléchir à une autre histoire, on avait déjà trouvé le nom de cette U.S.I.N.E., cette Utilisation Subversive des Intérêts Nuisibles aux Espaces, qu'est-ce que cela pourrait être, Arthur se sentait véritablement incapable de l'imaginer, pour l'heure il était à la rue.
Il avait rendu les clés de sa chambre d'hôtel de Montmartre et avait démissionné de son poste de veilleur de nuit, il désirait cette nouvelle vie de rebelle, d'insoumis, de squatteur, il le désirait autant qu'il avait désiré Reine, de manière impulsive, non contrôlée, mais réfléchie.
Il ne voulait pas payer un loyer pour engraisser un propriétaire, ni recevoir de salaire pour une énergie dépensée à enrichir des patrons, il voulait être rebelle, il renouait à vingt-trois ans avec ses émois et ses utopies d'adolescent, il était rebelle avec des rebelles, ni dieu, ni maître.
"Bon, alors, c'est quoi votre nouveau truc, explique" "Le nouveau projet en gros, ce serait d'ouvrir un super grand squat, dans le style d'une usine désaffectée, à plusieurs, en ce moment on est déjà une quinzaine, avec des habitants réguliers pour garder les lieux, et plein d'activités."
"Ouais, mais c'est politique vot'machin, ça ne marchera jamais, moi j'y foutrait jamais les pieds, vous allez vous bouffer le nez,ça va être des bagarres de chefs, des luttes pour le pouvoir entre vous, vous allez vous détester et ça va ne rien donner, fais pas ce truc là, t'es fou."
"Ouais, mais regarde on est tous pareils plus ou moins à galérer dans ce monde de merde dirigé par des gens de merde qui exploitent notre misère de merde pour bâtir une richesse de merde dont ils ne peuvent même pas profiter entièrement dans leur vie, le délire du pouvoir."
"T'agites pas, t'agites pas, la merde c'est la vie et la vie c'est la merde, il y a des milliards d'années, quand la première cellule vivante a commencé à se reproduire, c'était au milieu de la merde dans les océans, elle s'est structurée dans la merde, s'est nourrie de la merde, et on est là."
Arthur n'insista pas, mais pourquoi ne voulaient-ils même pas essayer, même pas une fois, l'architecture psychique des passants de la rue le démoralisait, les zonards pouvaient donner l'impression d'une certaine unité, ils se connaissaient tous, se croisaient, s'engueulaient.
Puis ils se rabibochaient, circulaient dans les mêmes endroits, traitaient des mêmes affaires de survie, survivaient comme Julio ou bien mourraient comme Marylou, Jean Pierre et l'autre clochard alcoolique en phase terminale de cirrhose du foie, François avait trente ans.
Ils avaient tous l'air de se donner la main, ils crachaient tous sur les gros porcs qui nous gouvernent et s'en foutent plein les poches, n'avaient pas de mots moins dégouttés ni moins rageurs pour désigner l'injustice de la misère où ils rampaient tous, c'était un feu sous les cendres.