Rêve, veille
Lorsqu'il arrivèrent, la salle était bondée. Plus aucune place assise n'était libre. Des haies humaines masquaient l'horizon à leur vue. A l'évidence, le centre d'intérêt se trouvait par devant la foule innombrable. Le seul moyen d'apercevoir quelque chose était de s'élever au dessus de cette multitude.
Des bandes de jeunes faisaient des piles avec des tabourets de café, peints en jaune pour la circonstance. Lorsqu'un échafaudage était prêt, quelqu'un tentait l'escalade.
S'il était trop fébrile, trop empressé, la tour jaune se mettait à tanguer dangereusement et s'abattait avec le malheureux, le précipitant à terre. Il regarda les diverses tentatives infructueuses des autres autour de lui ; puis : ayant compris le système, il s'activa un moment, dressant son édifice, et commença à le gravir.
Pour éviter de redescendre d'où il venait et réussir du premier coup, il devait se concentrer. Il se calma, se décontracta, tout ceci n'avait aucune importance, il était inutile de paniquer, tout devait se passer naturellement, comme si de rien n'était, comme s'il s'agissait uniquement de grimper les marches d'un solide escalier de pierre de taille, et non un équilibre instable à l'état pur.
Enfin, il parvint en haut des tabourets et s'assit calmement et posément sur le dernier de ceux-ci. La pile restait immobile et lui donnait l'impression d'une stabilité absolue à laquelle il devait croire à tout prix, sous peine de se retrouver, en un dixième de segonde d'écroulement magnifique et de chute en cascade, à son malheureux point de départ.
Du haut de son piédestal, il embrasait la salle du regard. De sa situation hautement placée, d'où rien ne semblait-il, ne pouvait le déloger, il put voir enfin : Sur la scène, derrière la tribune, passait un film sur un écran. Devant, une tête d’orateur cachait un bon quart de l'image.
La tête bougeait, expliquait, évaluait, contestait, se révoltait, et cependant, malgré la rangée de micros lui mangeant la moitié du visage, légèrement au dessous des yeux, nul murmure ne sortait de sa bouche.
L'homme, d'âge mûr, les cheveux grisonnants, portait un costume bleu marine. Une cravate sombre séparait en deux parties plus ou moins égales la blancheur éclatante de sa chemise. L'émail de ses dents lançait des reflets à travers les micros de métal chromé.
Tout au contraire était l'ambiance du film, jaune torride, ocre étouffant. Il le voyait nettement et en percevait distinctement le commentaire. Il s'agissait en fait d'un homme qui mourrait de soif à l'autre bout de la terre, au fin fond d'un désert de sable. Un type s'étalait sur la pellicule, ruisselant de sueur.
Habillé pauvrement, mais à l'européenne, ses vêtements lui collaient à la peau. Une "voix off" expliquait par le détail son état de déshydratation avancée. Bientôt, si personne ne faisait rien, il allait mourir.
A ce moment précis, le type vous regardait droit dans les yeux. Son regard vous réchauffait le sang et vous brûlait les entrailles. L'homme au complet bleu laissait sa tête continuer ses indignations, personne ne l'entendait. Son bras bleu marine, son corps bleu marine s'agitait, mais on se doutait : c'était un pantin, il ne comptait pas, l'essentiel se passait derrière lui.
Cette étendue de sable bouillant, cet air tremblant de sur échauffement, ces ondes de dessèchement semblaient vous brouiller la vue. Puis tout à coup, il mit un nom sur le type de l'écran, c'était Bernard Kouchner, l'homme de "Médecins du monde" et de "Médecins sans frontières".
Il faisait appel aux bonnes volontés en prêtant gracieusement sa personne au péril de sa vie. Mais son appel était entendu, un tuyau d'arrosage de couleur sombre serpentait au milieu du désert, arrivait au niveau de sa bouche et déversait ses tonnes d'eau rafraîchissante.
Kouchner réapparaissait frais et dispos, rasé de près, une chemise blanche au col ouvert, il faisait un grand sourire, sautait dans la salle et allait s'asseoir nonchalamment dans un fauteuil de théâtre qui lui était réservé.
Avec une grâce de grand seigneur, il posait délicatement son pied droit (emprisonné dans une chaussure brillante de noir et lacée serré) sur son genou gauche (au pli de pantalon impeccable). Il hochait la tête avec vigueur, semblant approuver totalement le petit film dans lequel il venait de jouer.
Lui aussi avait apprécié le film, puis, sans savoir pourquoi ni comment, il se retrouva au premier rang à discuter avec un militant au crâne rasé, habillé d'un parka militaire, applaudissant tout et rien.
"Tu viens souvent aux réunions publiques du R.P.R. ? "
"Non, pas vraiment, je ne vais pas souvent aux réunions politiques de toutes façons, et quand j'y vais, c'est plutôt celles de l'autre bord, à la gauche de la gauche. "
"Ah ! ouais ! Il me semblait bien que tu n'étais pas un habitué, tu avais l'air un peu perdu,... alors, qu’est-ce que tu en penses ? "
"Ben, j'ai encore rien vu"
"Oui, c'est encore trop neuf pour toi"
"Ouais, mais je ne savais pas que Bernard Kouchner était chez vous"
"Ah, oui ! Bien voilà, pourtant, c'est pas nouveau, il n'est pas le seul de sa valeur d'ailleurs !"
"Tu écoutes ce qu'ils disent ? "
"Non, je connais tout ça maintenant, depuis le temps que je viens. Tu veux qu'on aille faire un tour, j'te fais faire le tour du proprio ? "
1984, rue Nicolet 75018, Christian Hivert