Père et repère
Cela avait été long, si long, elle avait du prendre et comprendre, arrêter de s'oublier, revenir à la petite fille orpheline, son père bien entendu était vivant, de l'autre côté de la grande mer, mais elle avait grandi sans lui, et cette réalité de toutes ces années lui était apparue, enfin.
Il avait fallu qu'elle se prive du père, qu'elle le rende mort pour elle, qu'elle l'évacue de ces tripes et de son ventre, qu'elle en ait le deuil, son abandon soudain mais aussi ses éclipses, ses folies, ses maladies, ses chutes, avaient fait d'elle une fille perdue et handicapée.
Son amour idéal qu'elle lui avait porté autrefois s'était brisé un jour devant un autre homme, le premier à l'avoir prise, laissant derrière elle un relent de haine plus ou moins pensée, plus ou moins consentie, cette figure du père idéal s'était muée alors en figure de père maudit.
Dans l'imaginaire de Reine, c'est cette face malheureuse et terrible du père abandonneur qu'elle avait implanté pour se l'approprier dans sa grisaille morale, une part d'elle sertissait son père introuvable et coupable, une partie d'elle subissait assauts et reproches de cette défection.
Alors lentement elle s'était hébétée, et l'absent ne pouvait la retenir, elle avait exhibé toute sa puissance érotique pour punir l'absent, pour punir le corps légué par l'absent, pour se punir et s'offrir à tous las frères de cet absent dans les bars glauques, et puis elle les faisait dévaliser.
Elle avait été le créateur de sa pensée, de ses activités, de son être, sans le savoir ni en être consciente, elle avait pris tous les risques, laissant derrière elle toutes les traces et tous les souvenirs, toute une œuvre, elle était elle-même l'œuvre, et elle l'avait détruite, pour la recommencer encore.
Il lui avait été impossible de prendre la place du créateur absent, éperdue devant l'effondrement de sa raison vacillante, alors imbibée de produit anesthésiant elle s'était tenue là dans une attente sans fin et sans espoir, jusqu'à ce qu'elle comprenne bien plus tard que sa main resterait vide .
Il lui fallait alors revivre, différemment, se faire mourir apaisée, donner la main aux petites vies, donner ces vies, remplir ces vies, se remplir et se ressourcer d'elles, clore ce grand cycle de l'abandon et du jeu morbide, elle n'avait pas tout compris, mais d'elle même elle avait changé de chemin.
Elle avait dû se faire de dernières violences, de dernières punitions pour s'abstraire de cette infernale compulsion de répétition, cette force implacable, affranchie de ses plaisirs et toujours exigeant de s'inclure à eux dans la fluctuation émotionnelle, crainte et déchéance.
Il lui avait été difficile de se résigner à l'oubli de ces meurtrissures successives, de ces durillons indestructibles sur les morceaux dispersés de son mental, couvrant ses zones de force d'où lui provenaient toujours fracas et tumulte, elle avait eu le goût et l'énergie de contenir cette molle rengaine.
Elle avait vécu son désert et sa traversée, il n’y avait plus nul regard concupiscent dans ses traces et ses émois, elle était enfin une femme libérée des envies et des attraits, et son prince qui fut charmant lui donna trois rayons de soleil, elle avait désormais de quoi s’occuper.
Dire qu’elle s’était relevée aussi simplement qu’après une nuit de mauvais rêves serait fausser la réalité, il fallut de longs mois, des années, et le trouble des vieilles envies était toujours présent, mais elle se couchait en rêvant aux petites et calculait son réveil pour elles.
Elle devait les amener à la vie, à leur vie, leur donner de ses espoirs, leur apprendre ce qu’elle avait appris, leur donner ce qu’elle avait reçu, ce qu’elle avait perdu, retrouver les souvenirs de ce qu’elle avait voulu, le leur donner aussi, et les veiller en douceur.
Parfois elle s’arrêtait au dessous d’un arbre majestueux, la terre s’étendait à demi sauvage au gré des vallées devinées au loin, elle se sentait forte, elle avait traversé la tempête, comment avait-elle fait, l’arbre durait depuis plus longtemps encore et donnait toujours des fruits.
Elle laissait longuement ses mèches de cheveux, autrefois fières et sauvages, s’imprégner des effluves transportés par ce léger souffle, ce n’était pas le même que dans les rues qui l’avaient vues naître et grandir, c’était plus majestueux, et plus doux, d’une provenance plus large.
Elle respirait alors en profondeur, que pouvait-il lui arriver maintenant, elle avait vécu le pire, jamais plus elle ne sombrerait, elle était sortie du cauchemar, sortie du tunnel froid et sombre, elle voyait le soleil, même sous les nuages, elle s’ébrouait, elle était libre, vivante.
Les petites et l’école lui donnaient ses heures et ses obligations, leurs espiègleries lui donnaient ses joies et ses humeurs, elle ne savait toujours pas très bien ce que pouvait être le bonheur, mais elle s’en rapprochait, son insouciance avait fait place aux inquiétudes vivifiantes d’une mère.
Arthur savait le temps infini et patient des installations tardives en milieu moyennement hostile, le temps de faire le tour des relations possibles et des déconvenues, l’inventaire des égos démesurés et des courtoisies les plus sincères, apprendre à marcher et raccourcir les distances.
Sa femme ne parvenait à se fixer, il faudrait de la patience et de la bonne volonté pour s’adapter, mais le temps des retraites volontaires était venu, le temps des projets de proximité, si tu ne peux changer le monde, alors pense à changer ton monde, n’est-ce pas Dominique ?
Dominique Premier était toujours aussi présente dans son crâne meurtri d’enfant résilient, un soir il s’était effondré, la griserie des longues soirées de bistrot, une fatigue, l’air d’un printemps sous une lune pleine, il gisait dans l’herbe au côté de la voiture dont le moteur tournait encore.
Alors sa femme sentant de l’étrange dans son abandon de noyé renonçant au combat vint à sa rencontre et le releva, alors il se libera un peu du poids par des mots, des bribes de souvenirs, des sommes de coïncidences, des flots de pleurs, avouant ces refus offensants et ces dédains.