Autonome
Ne soupire donc pas, regarde ce à quoi nous échappons, avec toi ça n'aurait jamais été comme cela, qu'en sais-tu, si ça avait été pire, tu n'aurais pas supporté les séparations, je n'aurais jamais été là, et puis je n'aime pas comme toi, je n'aurais jamais su, il valait mieux ne pas essayer, bien sûr.
C'est dans cette période de sa vie de latence et d'attente, d'occupations molles qu'il eut à rencontrer ses premiers Gens Bons de Paris, dans ce quartier de la place de la Réunion en pleine rénovation où il avait passé le plus clair de sa vie de nomade urbain, avant le dégoût, avant la fuite en Ardèche.
Les Gens Bons se reconnaissent assez facilement à leur caractère doux et paisible, ils appartiennent aux catégories sociales nommées les classes moyennes, ils doivent donc comme chacun gagner leur vie par un travail cependant suffisamment valorisant pour se sentir quelqu’un.
Ils ne sont pas tous égaux, mais ils ont tous bon coeur et bonne volonté, certains sont mieux représentés dans l’échelle des valeurs sociales, comme médecins, architectes, avocats, ou journalistes, ingénieurs, professeurs, chercheurs, artisans, ils se lèvent tôt et en sont fiers.
D’autres, bien que légèrement en dessous des précédents, sont encore dans de bonnes positions, à l’abri de tout besoin, mais pouvant se plaindre, ce sont les infirmières, assistantes sociales, éducateurs, éducatrices spécialisées, instituteurs, postiers, facteurs, petits patrons de bistrot, fonctionnaires.
Ils appartiennent tous à la même grande confrérie des Gens Bons, aspirant à l’amélioration de l’espèce humaine, fiers de la position obtenue par leur travail, si ce n’est par leur mérite, conscient de leur bonté, prêts à trouver des solutions aux plus incongrus des problèmes, tous ces pauvres.
Car bien qu’ayant pour eux-mêmes un cadre de vie relativement agréable, sain et paisible, ils ne peuvent s’empêcher de se sentir concernés par la pauvreté et le dénuement de beaucoup de travailleurs pauvres cohabitants de leur quartier, si l’on pouvait faire plus propre, moins pauvre.
Bien des années plus tard Arthur rumina cette histoire, leur histoire, bien plus que la sienne, Arthur se dut de ressusciter les limbes de son inconfort moral, pour pouvoir s’en extraire enfin sans culpabilité, et retrouver la valeur de son rôle éminent, leur rendre la responsabilité de tout échec.
C’était une très noble histoire, une épopée contemporaine que peu avaient choisi de vivre, en un temps historique plus porté par des relents de légitimation impériale, de sacralisation bancaire, de dévalorisation de toute entraide, le cynisme rampant des affairistes triomphants.
Dominique Premier fut souvent fière de lui, elle qui n'avait pas fait ce choix, qui n'avait pas fait le choix de lui, qui avait mis l'Atlantique entre eux, qui finissait ses études à Stamford USA, vois-tu bien, tu n'as pas besoin de moi, mais si tu me manques, un manque terrible, sois courageux allez.
Il fallait d’abord reprendre le cadre chronologique des différents événements de ces années-là autour de la cruciale question du logement des plus démunis dans Paris, capitale d’un des plus riches pays, associé à toutes les décisions planétaires, créateur de pauvretés toujours plus nombreuses.
L’histoire débuta par les incendies criminels de sinistre mémoire détruisant certains immeubles vétustes et hôtels meublés de travailleurs pauvres dans tous les arrondissements de l’Est Parisien, dévolus historiquement aux travailleurs noyés dans les fumées d’usines, soufflées par les vents dominants.
À l’automne 1986, six mois après la fin d'U.S.I.N.E., en trois mois de temps, six ou sept immeubles brûlèrent dans des conditions non élucidées à ce jour, il y eut un affreux bilan de vingt-trois morts dont six enfants en bas âge, et bien peu d’indignation, pas de banderoles, de juteux profits.
Libération, déjà aux mains de l’ultralibéralisme, ne put omettre de se fendre d’un titre explicite, "Paris brûle-t-il", les coïncidences chiffonnées sentaient trop le pétrole inflammable pour pouvoir être écartées au nom d’un réalisme pragmatique de bon aloi, il fallut rendre compte.
D’autres traces et faisceaux concomitants d’indices et de faits de nature à entraîner l’intime conviction de chacun dans le secret et l’honnêteté de sa conscience existaient en nombre, personne ne fut inquiété ni même inculpé, la pauvreté est auto génératrice de désastres.
Il en faut beaucoup moins pour enfermer un pauvre sans statut social bien établi, mais le feu, c’est sain, c’est propre, les propriétaires n’étaient pas tenus de reloger, les assurances n’étaient pas tenues d’indemniser, après reconstruction, le quartier serait de nouveau salubre.
Une chose était certaine, ces immeubles habités par des pauvres gênaient l'exécution de projets de construction aux profits inévitables, et pour les sociétés promotrices de ces grands travaux, la destruction par le feu économisait le coût d’un rachat, d’une expulsion, d’un relogement.
Pour le relogement des rescapés de ce petit holocauste sans guerre, chacun se renvoyait la balle et les responsabilités, les sinistrés, comme les Gens Bons devaient les surnommer, étaient désormais à la merci du froid et de l’entassement dans les taudis des voisins solidaires.
La préfecture ne relogerait personne, les occupants des immeubles vétustes payaient en liquide sans quittance de loyer, et les locataires des hôtels meublés étaient de passage, quand bien même ils y étaient depuis dix ans, forte du respect du droit, elle renvoyait aux services municipaux.
Les services municipaux renvoyaient aux assistantes sociales débordées de dossiers en souffrance tous plus impérieux les uns que les autres et sans solutions institutionnelles, hormis les morts, les sinistrés pouvaient passer l’hiver dans la rue et attendre leur relogement.
De rares familles possédant une quittance furent relogées en hôtel sur les fonds d’urgence du bureau d’aide sociale à raison de cent euros par jour, bien qu’ayant des revenus suffisants pour s’acquitter du loyer d’un logement social, ils n’étaient pas assez prioritaires.