De l'autre côté de la rivière 32
Arthur enjamba le ruisseau d’un bond leste, enfin il revenait à sa vigueur, la retraite avait assez duré, il saisit son cahier échevelé sur les ronces, il allait pouvoir ranger ses affaires, il levait le camp comme dans une urgence, il avait hâte, sa vie se redéployait.
Le vent cessa immédiatement, et le soleil réchauffa son front enfiévré, il se rendit derrière la Yourte, son jardinet d’hiver était paisible, il lui fallait l’abandonner, en attendant de partir il respira quelques instants, regardant la terre, il ne ferait pas ses légumes ici cette année.
Il fallait qu’il rejoigne sa compagne, ils s’accorderaient, la pression avait été trop forte, les solutions se présenteraient à eux, subitement il n’avait plus le moindre doute, quel que soit l’endroit où ils échoueraient, ils y parviendraient, ils reconstruiraient un projet.
Ils avaient déjà exploré un certain nombre de pistes, avant la brouille, avant sa retraite, il n’y avait pas de rancoeur entre eux, ils se savaient ce besoin parfois de s’écarter l’un de l’autre, pour mieux se retrouver, rafraîchissant leur relation, nécessaire condition de leur entente.
Pour les revenus, même si momentanément il faudrait sans doute émarger aux caisses sociales et de solidarité, ce ne serait jamais pour très longtemps, ils avaient toujours trouvé une solution pour subvenir à leurs besoins, Arthur se souvenait des métiers et des savoir-faire appris avant les chèvres.
Ils devaient juste trouver un nouveau toit, cela prendrait un peu de temps, il faudrait se faire héberger chez les uns chez les autres un certain temps, mais jamais personne n’avait dormi dans les genêts, pas ici, pas en Ardèche, il était temps de rejoindre les vallées des humains ses frères .
Le jardin allait se recouvrir d’herbes sauvages en peu de temps et les légumes d’hiver allaient dégénérer, mais le carré de terre, avant de rejoindre les friches environnantes allait longtemps conserver la trace du labeur de l’Homme, disponible pour le prochain jardinier.
Les jardins couvraient la terre de leurs espaces pointillés où la main de l’Homme coiffait la nature, ils éclataient de munificence dans les civilisations florissantes et laissaient des souvenirs éternels dans les mémoires de l’Histoire, du modeste à l’orgueilleux, ils étaient l’empreinte de l’homme.
Depuis Sémiramis et même avant, les jardins sont réputés pour soigner les maux les plus enracinés des êtres vivants, et cela n’est pas explicable véritablement, cette impression de calme et de sérénité, ce temple fredonnant, cet apaisement, c’est le mystère, et c’est la vie.
Dès son enfance, le grand-père, les oncles, soignaient leur longévité dans leur jardin journellement entretenu, et il ressentait avec eux ces effluves de bien-être émaner de ces lieux fabuleux d’apprentissage, il en était honoré et émerveillé, dans les voies paisibles de leurs allées.
Chacun correspondait aux jardiniers s’en occupant et tous, quelle que fut l’époque de l’année étaient les refuges de leurs qualités et de leur richesse, et pas seulement parce qu’ils étaient bien entretenus, le jardin n’est pas que pour manger, c’est l’îlot de grâce, l’oasis de création.
Il s’y passe quelque chose d’indéfini, de l’ordre de la sensation, de l’énergie, ce n’est pas palpable, peut-être certains ne sentent rien, Arthur avait toujours été conquis, dès les premiers pas, la douceur l’envahissait, tous les sens avaient leur nourriture, il se laissait bercer.
A Vauzelles, dans les petits pavillons des cheminots, allée des Sycomores, près de l’économat de la SNCF, son grand père lui apprenait à mettre le doigt comme il fallait sur le tuyau pour diffuser un jet long ou en pluie, l’odeur de la terre mouillée marquait ses jeunes années.
À Chablis dans le prieuré de Saint-Cosme, non loin de la cabane d’où les grosses mouches essaimaient, son grand-oncle lui montrait comment cueillir une asperge avec la gouge, et l’emmenait à la cave se rafraîchir près des endives, le tonneau sentait le vin blanc, inoubliables senteurs.
Il était fondu, éperdu, enivré de félicité, si jamais on le cherchait dans la maison, c’était dans le jardin qu’on le trouverait, ces espaces indispensables à la respiration, à l’intelligence même, ces morceaux de paradis, l’emplissaient en totalité, le gorgeaient pour l’année entière.
Quel était donc ce moment particulier d’équilibre, cette version rassurante d’un possible, incomparable, que la nature seule ne procurait complètement, cette nature travaillée par un Homme produisant plénitude et légumes, fruits, fleurs, et nourriture pour toutes les sensibilités.
Arthur se baissa, ramassa une touffe de plantain, ce médicament universel que l’on trouvait quasiment partout, il ne se décidait plus, il avait de la peine à quitter les lieux, il était ensorcelé, il n’avait plus envie de se secouer, il était bien, resterait-il un jour de plus, rien ne pressait.
Quitter le jardin comme dans une histoire mythique et sans cesse renouvelée, il lui semblait encore être redevable, sous son ordonnance, la terre avait produit, il ne pouvait quitter ce lieu ordinaire où sa présence et son labeur avaient créé, il devait quitter une partie de lui-même.
Jamais plus les végétaux sauvages ne reprendraient leur place originelle, la marque de son passage serait éternelle, sauf glaciation ou éruption magmatique, une observation fine, des générations plus tard, dévoilerait son dessein éphémère, dévoilerait les traces de son passage.
Il convenait alors, non seulement de tout laisser en place, mais aussi de parfaire, et de préparer l’endroit pour les passages futurs, de remplir sa mission de jardinier, sa modeste contribution à l’agencement organique de l’espace, préparer le terrain pour un futur utilisateur, inventeur d’espace.