De l'autre côté de la rivière 17
Riton organisait la rotation des squats des défoncés en fonction des demandes et des départs forcés ou vers d’autres cieux, la came expédiait rapidement soit en taule soit au cimetière, alors le bar sauvage d’Arthur au 17 était un réel besoin pour tous, Riton avait toujours soutenu.
Parfois il s’énervait, vous buvez trop d’alcool, calmez vous, non comprenez Maria elle est partie de ça, déconnez pas, non je vous assure, Maria était sa femme et tous baissaient la tête gênés devant le chagrin de l’homme, allons Riton, allons, ça va aller, calme-toi, c’est pas pareil.
Et Riton s’en était allé, poussant son éternel emblème d’ancien compagnon chiffonnier d’Emmaüs, sa brouette, il venait de lui fournir les éléments de réponse à toutes les questions qu’il se posait, reposait éternellement, une direction vers où aller, souffrance balayée, certitude de ses envies.
Le rêve se finissait sous la banderole du comité des mal-logés, l’afflux des Parisiens venus soutenir l’occupation populaire de l’immeuble HLM avait repoussé la haie bleue des CRS, vers le boulevard, et au loin, un petit bonhomme aux cheveux blancs poussait sa brouette.
Plus de vingt ans avaient passé, d’autres qu’Arthur étaient restés à Paris, et posaient leurs tentes le long du canal Saint Martin, il n’y avait plus de mansardes sous les combles et il n’y avait plus d’hôtels de pauvres, la rénovation avait fait rage, au moins il n’y avait pas eu la guerre.
Dans le rêve, Riton lui avait parlé, interrompant les commentaires marmonnés comme une voix off, de documentaire, semblant lui lire les tracts de l’époque, c’est à ce moment qu’il s’était réveillé, il avait sa brouette à pousser lui aussi, que fais-tu là, il faut dire tout ça, réveille-toi.
Les traites
Tout le temps de la réminiscence du rêve de la nuit, Arthur avait marché, et maintenant il se trouvait assis sur son promontoire rocheux, il n’y avait pris garde, il était prêt à écrire, depuis ses origines jusqu’à son futur, tout avait un sens désormais, il redevenait vivant.
Depuis son enfance partagée entre Paris et Morvan, depuis ses souvenirs familiaux de province, depuis la conscience qu’il avait eue de la différence entre ici et là, depuis les rejets qu’il avait subi ici et là, depuis ses souches et ses racines toujours vivaces, il se souvenait.
Toute la construction de son être venait de là, des gens de terroir, des gens pauvres, des gens joyeux et travailleurs, des fêtes, des travaux collectifs l’été, aux temps de moissons, aux travaux collectifs l’automne, aux temps des conserves et de la Saint Cochon, des rires.
Dans le Morvan, il était le petit parisien, celui de la Janine, à Paris, il ne pouvait jamais raconter ses week-ends à la campagne, cela manquait toujours de sel, face aux activités parisiennes de ses camarades de classe, comme ils se moquaient d’une traite de vache, de la boue.
Pourtant c’est bien de là que tous nous venions, tous les peuples de la terre réunis, depuis le début des civilisations, avant qu’elles ne se mettent à devenir impériales, ordurières et massacrantes, la source des vies, la production paysanne, l’espoir de la vie, l’amour des autres, la dignité.
Dans le Morvan, il était dit qu’une vache suffisait à une famille, le cochon pour le gras d’hiver et les charcuteries, et le potager pour la soupe, vivre de son labeur et ne dépendre de personne, ne rien devoir, être paisible dans les aléas du vent et du temps, cela suffisait à la vie.
La vache fournissait le lait pour les fromages blancs, jamais pour le boire, ou la crème pour le beurre, le lait écrémé comme le petit-lait résiduel ou le babeurre était mis avec les eaux grasses de vaisselle, sans détergent, à l’auge, dans la soue aux cochons, la vache donnait le lait et son veau.
Le lobby industriel de la production laitière n’avait pas encore fait croire à tous qu’il était bon pour un enfant de boire, s’il n’avait le lait de sa mère, ce que l’on avait coutume de donner aux cochons pour les engraisser, ce n’était pas digeste, il a fallu beaucoup de communication.
Parfois la vache avait mauvais esprit, quand un petit parisien se faufilait dans l’étable, avide de curiosité, les yeux ébahis, frileux d’audace, craintif devant les masses vivantes, sous le rire en crécelle de la fermière, la vache soulevait la queue et lâchait sa pisse mousseuse et éclaboussante.
La vache était un être sensible, elle ne confiait pas son pis au premier venu, et l’on pouvait toujours lui approcher son veau pour la duper, il fallait montrer mains adéquates, mains de femme saisissant avec douceur et fermeté, avec une connaissance intérieure.
Parfois la femme assise sur son tabouret à trois pieds laissait la place à son mari pour aller à la ville accoucher, en ces temps nobles et fiers on était foncièrement persuadés que nulle machine ne remplacerait jamais main de femme, pas même une main d’homme, enfin avant.
La substitution commençait dès la fausse-couche écartée, le ventre prêt à éclater, le rendez-vous pris, l’on voyait l’homme se curer les ongles, les couper fins, râper ses cals, s’enduire longuement soir et matin de vaseline adoucissante, pour des mains affinées, curées, des semaines à l’avance.
Puis le réapprentissage laborieux et patient du geste avant de faire tomber une petite giclée de lait dans le seau entre les genoux, quelle que soit l’habileté de l’homme, jamais homme ne sera femme, la vache ne donnait pas autant, douceur ou vigueur, tendresse ou rudesse, l’homme ne leurre pas la vache.