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Publié par Christian Hivert

Mitterrand, hors légende
 

En ce 10 mai 2021 est célébrée l’élection à la Présidence de la République française de François Mitterrand. Aucune autre victoire électorale présidentielle n’a cette place dans l’histoire de la France depuis 1945 et si le 10 mai 1981 est commémoré ou fêté dans le champ médiatique, c’est parce qu’il représente une victoire apparemment singulière, la victoire de la gauche, c’est-à-dire d’une rupture avec les politiques sociales et économiques de l’État français depuis le tournant économique libéral des années 1970.


Si cette image ou cette réputation de l’élection de Mitterrand est forte, tout comme celle de la gauche, elle n’en demeure pas moins sujette à caution comme l’attestent plusieurs moments de la vie et des choix politiques de celui qui fut président de la République française entre 1981 et 1995.

Pour commencer, à la différence de figures totémiques de la gauche (disons de Jaurès à Mendès-France en passant par Léon Blum), Mitterrand est arrivé tardivement et après bien des méandres au sein de la gauche française.


Ainsi, sous le Front populaire, il n’avait certes que 20 ans, était-il d’extrême droite, proche du mouvement du colonel La Rocque (que l’historien Zeev Sternhell qualifie de fasciste) et peut-être aussi de La Cagoule, autre mouvement d’extrême droite. Il a manifesté avec l’Action française en février 1935 contre « l’invasion métèque » et pour « La France aux Français » et à l’hiver 1936, sous le ministère Blum donc, contre le professeur de droit public Gaston Gèze parce que celui-ci avait accepté de conseiller Hailé Sélassié qui serait chassé d’Addis-Abeba par les troupes fascistes mussoliniennes.


En vérité, Mitterrand sera d’extrême droite jusqu’en 1943. Il travaillera pour le régime collaborationniste de Vichy, s’occupant des « antinationaux », jusqu’à ce que, le vent tournant après la défaite infligée aux nazis par l’Armée rouge à Stalingrad, il rejoigne la Résistance. L’ancien président n’a reconnu ce passé avec lequel, du reste, il n’a jamais complètement rompu qu’au soir de sa vie. Il a toujours opiniâtrement refusé d’en faire le bilan politique au nom de La France unie, slogan de sa campagne de 1988. Ainsi a-t-il conservé des liens d’amitié avec le préfet de police René Bousquet, de gauche lui aussi et qu’il invita dans sa résidence de Latché dans les Landes, qui organisa la Rafle du Vel d’Hiv. Il refusa également de reconnaître la responsabilité de la France dans cette rafle antisémite de l’été 1942.


Précisons que dans sa période vichyste, Mitterrand n’était pas absolument n’importe qui ; une photo le montre avec Pétain, lui serrant la main.


Plus généralement, celui que les journalistes présentaient comme « Le Florentin » ou un héros de roman, a largement épousé l’air du temps qu’il traversa. D’extrême droite avant la guerre, il devint ensuite républicain « modéré » avec Robert Hersant qui fut un magnat de la presse de droite affirmée pour être de nombreuses fois ministres sous la IVème République en se posant comme l’anti-De Gaulle, ce qui mérite explication.


Il y a maintes raisons d’être anti-gaulliste et celle de Mitterrand n’était pas celle de Sartre ou des communistes. L’anti-gaullisme de Mitterrand était au départ de droite pour devenir – après la Guerre d’Algérie qui est un moment important et accablant dans sa vie politique – « de gauche », i.e. atlantiste, pro-américain, pro-« Europe », etc. (ces positions pouvant alors être tout aussi bien d’extrême droite).


Pendant la Guerre d’Algérie, sous les gouvernement Mendès-France puis Guy Mollet (gouvernements de gauche mais Jean-Marie Le Pen rendra un hommage appuyé à Mollet à la mort de celui-ci), Mitterrand est d’abord ministre de l’Intérieur puis ministre de la justice (ministre d’État). En tant que «premier flic de France » sous Mendès, il déclarera que « L’Algérie, c’est la France » et qu’il faut maintenir l’empire colonial « des Flandres au Congo » en 1954 tandis que sous Mollet – arrivé au pouvoir pour « la paix en Algérie » et qui, dans les faits, usera et abusera de la torture contre les combattants algériens -, Mitterrand refusera la grâce de dizaines de ces patriotes – dont le célèbre Fernand Iveton, militant du PCA (Parti communiste algérien) – qui seront donc guillotinés moins de 30 ans avant l’abolition de la peine de mort.


L’art de Mitterrand, en dépit de choix politiques plus que contestables, est d’être toujours parvenu à retomber sur ses pieds sans rendre de comptes ni pour sa jeunesse d’extrême droite (Une jeunesse française, disait Pierre Péan), ni pour Vichy ni pour sa politique coloniale homogène à celle rêvée par l’extrême droite en Algérie.


Si certains choix auraient pu lui coûter cher relativement à sa carrière politique, ceux-ci ont toujours relevés de la combine ou du grotesque. Citons l’attentat de l’Observatoire, la profonde mécompréhension de Mai 1968 (Mitterrand pensant un temps qu’il en sortirait président). Notons toutefois qu’il fut avant cela candidat unique de la gauche contre De Gaulle en 1965 et qu’au second tour, le candidat d’’extrême droite Tixier-Vignancour – dont Le Pen était le directeur de campagne – appela à voter Mitterrand… au nom de l’Algérie française. (Ce même Tixier qui le 10 juillet 1940 s’exclama en voyant Blum arriver au Casino de Vichy « À mort les Juifs ! » et qui dira, bien plus tard à Gisèle Halimi et au moment de la Guerre d’Algérie, « Vive Israël ! ». )


Mitterrand manœuvre bien, toutefois, et réussit, à force d’alliances avec le PCF qui réduiront celui-ci à peau de chagrin, à accéder au pouvoir le 10 mai 1981 en promettant de « changer la vie » en reprenant les mots d’un poème de Rimbaud après avoir juré, lors de la création du nouveau Parti socialiste à Épinay-sur-Seine 10 ans avant, de « rompre avec le capitalisme ».


En vérité, de rupture avec le capitalisme, il n’y eut point. Différentes thèses s’affrontent sur ce point mais l’historienne Ludivine Bantigny dans son livre La France à l’heure du monde balaye même le mythe des deux ans de « socialisme » (sous le gouvernement Mauroy) avant le « tournant de 1983 ». Selon Ludivine Bantigny, les promesses sont remisées au placard dès l’automne 1981. Les nationalisations, par ex., sont une réalité tempérée par un management patronal qui imposent des règles et des méthodes de travail du privé. Le « socialisme français » a pu ainsi faire des nationalisations une sorte de coquille vide puisque le cœur de l’Etat, sous l’impulsion du PS mitterrandiste, est absolument acquis au néolibéralisme notamment managérial.


La violence restructuratrice s’illustre dans la sidérurgie dont Mitterrand avalise la liquidation après avoir promis le contraire sous Giscard mais aussi dans l’industrie automobile.


Dans cette industrie éclatent entre 1982 et 1984 des grèves ouvrières, des grèves d’OS majoritairement arabes et plus particulièrement marocains (que le patronat disait plus dociles…). Contre ce qui a été appelé des grèves de la dignité ou un 68 de l’immigration ouvrière, le gouvernement Mauroy et ses ministres Auroux et Defferre répondent brutalement en mettant en avant le caractère « musulman » (voire « chiite ») des grévistes qu’ils dénigrent comme « étrangers aux réalités sociales et économiques de la France ». Dans les faits, le gouvernement s’aligne sur le patronat de ces usines et son syndicat « maison » (d’extrême droite), la CSL.


Pour le pouvoir PS, ces grèves entravent la modernisation qu’il se fait fort de mener (ce sera le sens de la nomination de Fabius à Matignon). Les ouvriers arabes grévistes refusent la collaboration de classe rêvée par le PS. C’est à ce moment-là que naît l’antienne du « problème de l’immigration » de la part du PS. À cette même époque émerge électoralement le Front national et il est dès lors difficile de ne pas lier ce retour de l’extrême droite à la politique anti-ouvrière raciste de la gauche au pouvoir.


La création de SOS Racisme après Convergence 84 comme effacement de la Marche pour l’égalité de 1983 viendra parachever ce tournant. C’est le moment des « potes », des « beurs » et des « beurettes » que Mitterrand reçoit à l’Élysée tandis que la République laïque se fait fort de les soustraire à leurs pères archaïques et leurs grands frères sourcilleux. L’épisode est fondateur du courant laïque et républicain qui s’illustrera dès le début du second mandat de Mitterrand avec la dénonciation d’un « Munich républicain » en 1989 dans une tribune dans Le Monde contre une adolescente voilée dans un collège de Creil dans l’Oise.


Ainsi « l’immigration » devient-elle sous Mitterrand un thème parlementaire majeur voire cardinal. Le président reprend l’expression du PCF de « seuil de tolérance » qui aurait été, selon lui, « dépassé dans les années 1970 ». Impossible décidément de ne pas lier l’origine de la puissance électorale actuelle de l’extrême droite à cette époque.


Au reste, Mitterrand répondit favorablement à la demande de Le Pen d’avoir accès aux médias au nom de la démocratie. Leur ami commun Guy Penne – sorte de Foccart version PS – fit courroie de transmission. Mitterrand pensait évidemment affaiblir la droite classique par son extrême fascisant ou fasciste. On prête à Bérégovoy le calcul cynique d’une « gauche au pouvoir pour 20 ans grâce au Front national ».


Sur le plan social et économique, Mitterrand a simplement mis la France aux normes du capitalisme financier. Sans doute fut-il plus modéré que Thatcher et Reagan mais le mouvement était le même. Mitterrand était pro-Europe et pro-Union européenne dont il accepta toutes les règles. Il joua même de sa maladie pour faire gagner le OUI au Traité de Maastricht, ultralibéral.


Sur le plan intérieur, cela s’illustra par la notion de « patrons de gauche » mais aussi par Yves Montand présentant Vive la crise ! et surtout par Bernard Tapie, promu ministre de la ville dans un gouvernement de gauche alors qu’à la ville, il rachetait des usines à vil prix et en mettait les ouvriers et/ou les salariés dehors (Les usines Wonder à Lisieux et à Saint-Ouen en sont un exemple criant).


Le deuxième mandat de Mitterrand, en 1988, s’ouvrit sur un gouvernement centriste avec des ministres de droite, certains venant du giscardisme (Soisson qui validera l’usage du chlordécone aux Antilles, Stoléru, …). Cette politique fut pour finir violemment rejetée aux Législatives de 1993. Malgré son effondrement sous Hollande, le PS ne l’a évidemment jamais remise en cause.

Sur le plan diplomatique, Mitterrand fut un atlantiste (pro-américain) zélé qui veilla par ailleurs à maintenir la Françafrique (espace néocolonial français) au mépris des aspirations des peuples des ex-colonies françaises. Ainsi le coup d’État de Blaise Compaoré et l’assassinat de Thomas Sankara – président du Burkina Faso – en 1987 ont-ils eu au moins son approbation. Sur la questions des colonies « pures » (Antilles, Réunion, Kanaky, etc.), les 14 années de présidence Mitterrand furent marquées par la lutte kanak pour l’indépendance de la Kanaky. Le chef du FLNKS Éloi Machoro fut assassiné par le GIGN sous le gouvernement Fabius (hors cohabitation, donc), en janvier 1985. En outre, l’assaut meurtrier, en mai 1988, de la grotte d’Ouvéa par le gouvernement de cohabitation Chirac (Pons) n’aurait pu avoir lieu sans l’aval ni la signature de Mitterrand, chef des armées en tant que président de la République.


Parmi les faits les plus graves sur le plan international, on mentionnera le rôle de la France lors de la guerre déclenchée par l’Irak contre l’Iran. La France profitera de cette guerre pour vendre des armes. Elle prêtera surtout en toute illégalité (et en toute discrétion, cependant éventée et qui vaut acte de guerre contre l’Iran) des avions militaires à l’armée irakienne pour bombarder la République islamique dans les années 1980 pour ensuite s’aligner en 1991 sur les États-Unis lors de la première guerre d’Irak.


Quelques années plus tard, l’obsession de Mitterrand pour la « francophonie » le poussera à défendre ad nauseam le président rwandais (hutu) en dépit des alertes qui lui sont alors déjà adressées à propos d’un génocide en cours, au Rwanda, contre les Tutsi. On prête à Mitterrand cet aveu à Jean d’Ormesson : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas très grave ». 800 000 morts. Mais la thèse de Mitterrand et de son ministre Védrine, balayée par les historiens, était que les torts étaient partagés entre Hutu et Tutsi. Ces faits eurent lieu en 1994, soit un an avant la fin de son second mandat.

 

Si le 10 mai 1981 est régulièrement célébré (et aujourd’hui encore, pourtant 40 ans après), c’est davantage sans doute pour le rêve qu’éventuellement il porta le temps d’une passation de pouvoir le 21 mai que pour sa réalité effective. Mitterrand n’a de fait rien tenu de ses engagements et la bourse de Paris, bien consciente qu’elle tenait là un allié, s’envola au lendemain de sa réélection. La déception au long cours de son électorat ouvrier et populaire enfoncé dans la crise doit certainement beaucoup au poids électoral désormais inquiétant de l’extrême droite française.

 

Ismaël Younès

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