Le Peyrolles : Nevers
— Bien sûr Dominique, les jeunesses non établies, les jeunesses non suivies, les jeunesses qui n’ont pas eues de bonnes fées penchées sur leurs berceau, les pauvres jeunesses sans autre avenir que de se dresser face aux canons, sans autre devenir que de servir de troupes fatiguées aux productions insanes des maitres de l’ordonnancement social de ton monde.
— Eut-il fallu que je ne suive point le chemin tracé par ma naissance ? Les romans familiaux entremêlés auraient pu nous faire naitre frère et sœur, un échange de berceau, de bébés à la maternité, celle-là mort-née à la place de celle-ci en phase de guérison, cette enfant-ci dans cette maison-là l’attendant plutôt que dans l’autre où il n’y aurait de place ?
Dominique Premier intervenait depuis toujours, depuis tout le temps, lovée entre ses tempes si jeunes et grisonnantes déjà. Arthur ne parvenait pas à l’oublier, cette jeune fille croisée au lycée, jeune fille née le jour du décès de sa propre sœur, décédée en bas âge de méningite cérébrospinale, que Dominique avait aussi eue enfant, dont elle avait guéri enfant.
Dominique vint câline sous ses tempes précocement argentées lui remémorer toute la douceur, toute la tendresse de son jeune corps nerveux et chaud lorsqu'elle se pressait contre lui en lui murmurant des : J'ai pas le moral ce matin, j'ai l'impression d'être seule au milieu de la foule ; Dominique était fille unique lumineuse : jamais besoin de partager, Arthur l’enviait.
Il se laissait aller contre elle, lui caressant les cheveux, la rassurant, tentant de lui redonner courage et espoir, n'osant jamais aller plus loin. Elle le poussait de sa tête timide aux cheveux bouclés sentant la vanille et le caramel des shampoings d’élection des jeunes filles de cette époque, rejetant le savon de Marseille pour les premiers cosmétiques industriels de masse.
Arthur était né de cette génération ancienne ayant compté et économisé les tickets de rationnement et dans les masures de laquelle trônait fièrement auprès de chaque point d’eau, en général unique, le pavé ancestral au sceau des fabriques artisanales de la cité phocéenne, dont un morceau plus fin, réservé au minois des filles, sentait la lavande en plus de la soude.
En ces fins rockeuses d’années soixante dont les espoirs et révoltes se déroulèrent sur la décennie suivante, il eut été bien illusoire de chercher la bassine en matière plastique pour utiliser ce savon sans produit de synthèse, dans les masures dont l’électricité était encore en 110 volt, les bassines étaient en tôle émaillée, au mieux en acier galvanisé ou en zinc.
Comme peu à peu dans toutes les civilisations populaires, par la suite, presque la totalité des objets de ménage les plus usuels et de matières les plus variées furent à cette époque de l’enfance de Arthur remplacées par des formes identiques utilisant de manière totalitaire et exclusive le plastique, et le savon par des détergents sous-produits de la pétrochimie.
La résistance des ménagères à l’achat de ces nouvelles matières s’émoussa peu à peu devant la pénurie organisée des anciennes habitudes et de leurs fournisseurs, le supermarché garant d’une nouvelle consommation de masse devait devenir le seul et unique distributeur de ce pétrole multiforme, une guerre mondiale avait détruit les pays pour cet avènement toxique.
Cette guerre atroce était encore dans toutes les mémoires, à la naissance d’Arthur sa mère était de ces jeunes gens dont toute l’enfance était marquée par les années sombres et qui portait le souvenir affolant des privations et des tickets de rationnement, la résistance de ces ménagères au nouveau mode de consommation à crédit était vive : une croisade perdue.
Tout affaiblissement dans la résistance à l’abandon des anciennes matières, cuivres, aciers, zincs, bois, cornes, était vécu comme une prostitution à un ordre menaçant et contraire aux idéaux de la fin de cette guerre immonde et générale, c’était comme si les ordures avaient gagné, comme si la paix était foutue, il ne fallait pas se prostituer aux nouveaux maitres.
Et puis les salaires de cette période des trente glorieuses grossirent, les services bancaires emmiellèrent leurs missives de possibilités nouvelles, après vingt discussions conjugales tumultueuses, et des heures de calculs de pourcentage, la décision la plus humiliante du moment fut prise de faire les putes : la machine à laver électrique fut achetée à crédit sur six mois.
Au moment donc où Arthur avait eu vent la première fois d’une possibilité d’échange de faveur sexuelle contre de l’argent, le terme de se prostituer englobait bien d’autres choses et idéaux que la seule mise à disposition de son corps pour la satisfaction sexuelle d’un autre, fusse-t-il amant, conjoint ou mari : une bourgeoise sans métier était une pute sans trottoir.
Cela était-il venu de là, serait-ce venu d’une autre manière : Arthur s’arquebouta toute sa vie sur la résistance à toute forme de prostitution, ce qui pour lui voulait dire reniement de ses intégrités morales comme physiques en échange d’un quelconque avantage matériel, handicapant ainsi toute participation aux furies de ce monde dominant qu’il exécrait, terrifié.
Et de toutes les prostitutions dont il avait été témoin si souvent au long de son parcours, la prostitution sexuelle à laquelle Chaparov prétendait se livrer lui paraissait la moins amorale, tant qu’aucun viol ne venait la conclure : les responsables de la situation de contrainte économique y poussant étaient les maitres massacrants de la planète, putes sans vergogne.
Il ne leur restait à tous ceux qui faisaient parti des réprouvés et des habitants du monde invisible aux yeux des artisans du monde moderne qu’à œuvrer pour une émancipation générale englobant la leur ; en attendant ils construisaient leurs réseaux et leurs bases éphémères, leurs solidarités et leurs fou rires, l’effervescence de leurs coups d’éclat mutins.
La prostitution sexuelle semblait chevillée aux corps multiples de ce que certains sociologues antimarxistes avaient nommé les classes dangereuses pour ne pas s’abimer la gorge à parler de prolétariat et de sa portion importante de tout temps nommée en allemand le lumpen, et que seule une société de justice sociale pourrait faire disparaître sans possibilité de retour.
Arthur n’avait pas encore rencontré toutes ces personnes militantes gravitant autour de la revue Possible et qui défendaient l’idée de travail du sexe, idée scandaleuse entre toutes car elle impliquait une alliance entre le combat féministe, le combat ouvrier et celui des pauvres et des exclus, il n’avait enfant et adolescent que la vision ordinaire du commun sur les putes.
Le frère d’Arthur voulait de l’argent, faisait tourner sa vie autour de la possession d’argent, c’était la valeur suprême conditionnant toutes les autres :
— Sans argent, tu n’es rien, on te marche dessus, et tu peux toujours rêver à changer le monde, c’est le monde qui te change selon ses besoins. il pérorait sans cesse, avait du bagout.
— Mais tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura pas pour tout le monde… Arthur répliquait mollement aux diatribes enflammées de son frère qui avait lu les tout nouveaux manuels américains de techniques de vente et de persuasion commerciale, il tentait de défendre l’utopie d’un monde où il souhaiterait vivre en compagnie de frères humains, non de marchandises.
Arthur découlait d’une filiation de mondes éduqués dans un temps où l’on acceptait encore l’idéalisme, et qui ont parfois beaucoup de mal à supporter la médiocrité actuelle du modèle des pays développés, comme l’on dit, où tout semble se résumer à la poursuite du contentement lamentable : des problèmes terre-à-terre et mesquins de petits auto satisfaits.
Arthur ne pouvait se résoudre à n’être préoccupé seulement de statut social et de compte en banque ; il réclamait la connaissance de l’autre, l’attention, le regard : toutes choses introuvables aux rayons lumineux de ces supermarchés totalitaires remplaçant les vieilles échoppes poussiéreuses aux sons chantant de bois et de métal ; et de chaudes voix humaines.
Arthur vivait dans une épouvante secrète, jusqu’au jour de sa rencontre avec Pierre Selos, son esprit végétait ailleurs. Avant ses 12 ans, il était un enfant que l’on ne gênait pas, car il ne gênait personne, oublié dans son coin. Pour ne pas être ennuyé, il devenait as de l’absence. À peine démarrait il une phrase que son frère le coupait et lui attirait les boutades : il s’éclipsait.
Sa raison décampait en flânerie sur des landes fabuleuses. Il s’installait en salle de classe, assis à sa table, silencieux, réservé, tout le long de l’école primaire, disputant les premières places aux meilleurs, il n’écoutait rien, comprenait tout. Il vivait en dehors de son corps ; sa mère proclamait que le canon eut bien pu tonner qu’il n’eut oscillé : il se mit à bégayer, se muetisa.
Il partait loin, très loin, dans des terroirs que seules les intuitions apeurées savent connaître. Sa scolarité jusqu’au collège fut une étrange alliance de dilettantisme et d’assiduité ; ses maitres et maitresses en prirent leur parti au vu des notes excellentes et le laissaient rêver ou réparer les rares volumes de la bibliothèque scolaire, s’occuper de la caisse maigriotte.
Arthur calculait vite et retenait toutes les astuces de calcul mental, aussi les tout petits comptes de gestion des emprunts étaient assurés d’être justes. Il avait un petit rôle et patientait après la vélocité moindre des aléas réflexifs de ses petits camarades : ils mettaient parfois bien longtemps à comprendre la parole de l’instituteur et il devait bercer une patience silencieuse.
Arthur tentait constamment d’échapper aux injonctions agressives de son frère, il ne se sentait jamais à l’abri, il le forçait à voler et lui donner le fruit du vol, de l’argent, des livres revendus à Joseph Gibert ou à Gibert Jeune, Arthur ne savait plus comment faire, il trahissait tous et lui-même sous la contrainte et ses parents ne voyaient rien, ne concevaient rien, le frère était madré.
Arthur dès ces moments de son enfance inquiète se sentait prostitué et jusqu’à ce qu’il rencontre Pierre Selos et ses explications simples, il se dégoûtait, n’arrivait à se sentir comme les autres, ne comprenait rien de leurs fadeurs et de leurs jeux où la méchanceté le disputait à la vulgarité. Alors rêves éveillés, films plein la tête, se méfiant que l’on vienne l’en sortir.
Les yeux ouverts, fixés sur un point, une tache sur un mur à laquelle il attribuait la forme d’un visage, d’un paysage indolent ; à douze ans, il méditait dans un déluge, il s’évadait en un instant de la réalité, le nez dans un livre par exemple et les personnages et les descriptions prenaient vie, aussi facilement qu’on allume une télévision, cela le sauvait un temps du vide.
Dans ces temps là il faisait abstraction quasi totale du monde et des frayeurs qu’il en avait, la panique se reposait, tapie non loin de son corps physique, telle une ombre mordante. Il y avait les hontes aussi, lorsqu’après une fessée paternelle injustifiée, il lui était demandé d’exposer ses fesses rougies, slip aux genoux, à la vue de voisins ou de connaissances présents et approbateurs.
Son frère avait sa façon de le dénigrer, avec des railleries, des dérisions, il l’avilissait par petites touches : cela n'avait l'air de rien mais dans son flot de paroles passait un poison lent. Ne ressentant ni remords ni culpabilité, il n'avait jamais tort, ne demandait pas pardon, sauf par stratégie : ni père ni mère ne se rendait compte ; Arthur cultivait une insolente solitude.
Les punitions paternelles le laissait pantois, ses fesses cuisaient peu à peu sous les claques redoublées et son sexe durcissait, son père d’un coup accélérait les claques semblant dans un pic d’excitation hystérique, tandis que la mère mollement retenait le bras qui ne frappait pas avec des allons arrête cela suffit : quelques gouttes fuitaient de l’extrémité de son sexe.
Lorsque la punition cessait, c’était tout un art pour Arthur de remonter son slip et son pantalon en masquant ce qu’il n’aurait su à son âge nommer une érection, mais dont il avait l’intuition d’une impudeur terrible : le front chaud et les joues aussi rouges que ses fesses, il boutonnait ses nippes ; dans un souhait incantatoire il rêvait à l’absence perpétuelle de tout visiteur.
Lorsque la chaleur le quittait, prenant soin de s’asseoir doucement — cela lui laissait parfois des bleus sur plusieurs jours —, la honte du souvenir de ce plaisir insolite de la goutte fuitant de son sexe en fin de fessée venait le hanter, perplexe, il n’en comprenait ni les tenants ni les aboutissants ; les excitations de son gland n’étaient encore que des chatouillis gênants.
Sa libido s’était forgée peu à peu au travers de ces bizarreries et il détestait entendre parler de sexe avec la vulgarité veule de ceux nombreux qui parlaient de cul avec toute la force de leurs vantardises. Arthur encore se sentait sur une autre planète et restait muet, éludait toute discussion réelle, feignait l’ignorance naïve des niais mais comprenait que sa libido se fixait.