Les goebbels ont tous les pouvoirs
Roland Gori est psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille. Il est aussi l’initiateur de L’Appel des appels (2009) qui recueilli 80 000 signatures en quelques semaines 1.
Ses ouvrages essayent de penser la modernité en conjonction avec une éthique du sujet et insistent sur les ravages idéologiques que les logiques scientistes autant que libérales produisent auprès des citoyens dont on nie le statut de sujets en les ravalant au rang d’individus statistiques.
Son dernier livre, La Fabrique des imposteurs (Editions Des Liens qui libèrent) synthétise les lignes de force d’une réflexion qui montre comment une nouvelle rationalité politique est en œuvre, qui opère davantage par la norme que par la loi, et dont la conséquence est une prolétarisation des métiers, la montée en puissance d’une bureaucratie d’expertise et une aliénation de la démocratie. Une mise en garde tonique contre nos propres renoncements.
L’imposture a toujours existé. En quoi la société actuelle favorise-t-elle une imposture d’un type inédit et sa multiplication ? Et pourquoi, aujourd’hui, l’imposteur est comme « un poisson dans l’eau » ?
Les imposteurs sont des éponges vivantes qui absorbent les rituels, les opinions, les valeurs de la comédie sociale de leur époque. Aujourd’hui, nous
avons des imposteurs qui ressemblent à notre société. C’est celui qui va un peu traficoter au niveau des chiffres, un peu magouiller au niveau des dossiers administratifs pour
répondre aux exigences formelles des normes et des procédures…
L’on aura donc plutôt un imposteur dans la spéculation numérique dans la lignée d’un Bernard Madoff 2.
Il y a une véritable démocratisation de l’imposture. Nous sommes dans une société de la norme qui a tellement le souci de calibrer les comportements et les modes de vie qu’on peut dire que l’imposture constitue presque une solution aux exigences normatives de notre société.
Cette imposture - l’entendre au sens que Molière donnait au Tartuffe qui mimait tout le rituel de la foi et de ce fait bernait les autres -, s’apparente aujourd’hui, non pas à une dévotion monothéiste ou même à l’idéologie d’un parti politique, mais plutôt à la religion du marché. Aujourd’hui, la comédie sociale se fonde sur l’idée de vendre des apparences à l’opinion.
Pour préciser votre pensée, les lieux où règne l’imposture sont les sondages, la culture de l’audimat, la communication, et tous ces systèmes d’évaluation dont vous avez parlé dans La Folie évaluation, Les nouvelles fabriques de la servitude…
Une émission de télévision n’a de valeur qu’en fonction de l’audimat, une légalité externe purement commerciale. Par conséquent, il s’agira de faire
plus du journalisme de spectacle que du journalisme de réflexion. Ce qui détermine des stratégies, même chez les journalistes, dans la manière de vendre du spectacle plutôt que
d’inciter à la formation critique du citoyen.
On retrouve cette dérive dans « l’économie de la connaissance », comme on se plaît à la nommer aujourd’hui, ou dans la santé à travers une conception managériale du soin. Technicisation, quantification, fragmentation, rationalisation, formalisation numérique, normes gestionnaires agissent de concert dans cette prolétarisation des métiers et assurent une hégémonie culturelle nécessaire au pouvoir.
Ainsi, des tas de petites impostures sont inséparables des méthodes d’évaluation et de la manière dont on va doter une activité d’une valeur. Aujourd’hui, l’évaluation étant le cheval de Troie de la logique de marché, l’on fabrique des faux comptables et une pensée extrêmement simplifiée.
Si ce qui compte, c’est la popularité et la réputation, plus que la vérité et la vertu, à partir de là les gens se débrouillent comme les Etats d’ailleurs. Prenez la Grèce, si le pays ne répond pas à certaines normatives, on va présenter des pièces comptables qui sont des faux…
Vous soulignez aussi que les lignes de force de cette imposture sont que la norme l’emporte sur la loi, l’intérêt individuel sur le souci général, le pragmatisme sur l’idéal, la performance sur le sens, l’opportunisme sur la vertu. C’est-à-dire qu’elles épousent le credo du néo-libéralisme ?
C’est évident ! En gros, l’Etat avait des fonctions analogues à celles de la religion. Il était un paradigme parallèle à la religion. A partir du moment
où l’on a détricoté ses prérogatives au profit de la logique de marché, c’est l’opinion qui prime, c’est-à-dire le crédit que l’on peut inspirer à l’autre si on l’a convaincu. Dès
lors tous les secteurs sont affectés par une logique de concurrence et l’on est dans un marché globalisé.
Benjamin Franklin disait que la morale devait être utilitaire et que si l’on devait avoir un comportement moral, c’était pour donner du crédit en affaires. Mais il disait aussi que l’apparence de morale suffisait parfois à avoir du crédit et que ce n’était pas la peine de faire une dépense supplémentaire en terme de comportement s’il suffisait d’avoir une apparence de comportement (rire)…
En quoi cette imposture new look phagocyte le débat démocratique, la transmission d’expériences, transforme l’état psychique du corps social ? Grosso modo, si l’on vous lit, cela induit une sorte de totalitarisme soft ?
C’est l’ensemble de mes travaux qui me conduit à cette conclusion. Finalement, la politique qu’est-ce que c’est ? En démocratie, la vérité n’est pas
inscrite ni dans des textes, ni dans des directives, ni figées dans une tradition. Elle est issue d’un débat citoyen.
A la différence des théocraties, les Athéniens et les Grecs ont inventé une forme de gouvernement par le débat, avec l’aléa de la liberté, c’est-à-dire de ne pas savoir où l’on va. Aujourd’hui, l’on est davantage dans une forme de démocratie dégénérée, une démocratie d’expertises et d’opinion.
C’est-à-dire que la capacité de penser des élus se trouve confisquée par les machines, matérielles ou immatérielles. La démocratie d’opinion, c’est la société du spectacle, c’est essayer de vendre, par une publicité mensongère et tapageuse, de bonnes manières de penser les choses.
On est aujourd’hui dans une politique qui se réduit à une police des normes. Ce qui est le contraire de ce qui a pu constituer l’invention de la démocratie dans laquelle on va pouvoir trouver la bonne décision pour la Cité, inventer une vérité nouvelle et un futur, à partir du débat.
Quels antidotes à cette imposture ?
L’imposture est une tentative pour s’adapter aux exigences d’un environnement qui vous oblige à vivre au dessus de vos moyens. C’est le mensonge, la
tricherie, le cynisme. La solution c’est de redonner au politique toute sa place, sa substance, sa spécificité.
C’est de produire des occasions citoyennes de se réapproprier une démocratie confisquée par la technocratie. C’est évidemment le débat citoyen. C’est le courage politique. Et c’est surtout de redonner toute sa place à la culture dans la formation de l’humanité et des sociétés.
Vous insister sur l’aliénation de l’homme numérique.
La technique est une formidable source d’émancipation sociale. Elle n’est pas l’ennemie de l’homme puisque c’est une sécrétion même de l’humain. Mais à
un moment donné, cette source, eut égard à la transformation des rapports sociaux, s’est transformée en dispositif d’aliénation et de soumission sociale.
Si bien qu’aujourd’hui ce sont les machines qui nous prescrivent ce que nous devons faire.
Non seulement dans nos métiers, voir la machine qui rationnalise nos actes, mais aussi dans notre liberté de penser puisque la machine numérique avec ses protocoles pense à notre place. A un certain moment, notre production nous a échappé. Il faut que nous puissions retrouver le contrôle de la machine numérique et non pas la servir.
Cela veut dire qu’à un moment donné, il faut arrêter de regarder le compteur et voir la route sinon l’on va dans le décor. Il faut permettre à l’homme d’éprouver ses expériences de vie. Il faut redonner au vivant toute sa place. Il y a une très belle phrase de Georges Canguilhem qui dit : « la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste ». Il faut être rationnel mais aussi avoir un peu de vie poétique en nous sinon on est mort.
Propos recueils par Frank Tenaille
1. L’Appel des appels (www.appeldesappels.org) qu’il considère comme un laboratoire d’idées pour déconstruire les modèles imposés de soumission sociale et professionnelle des soins, de l’éducation, de la justice, de la culture, de la formation.
2. Bernard Madoff, fondateur d’une des principales sociétés d’investissement de Wall Street, a été arrêté pour avoir réalisé une escroquerie
portant sur 65 milliards de dollars.