De la contre insurrection en milieu autonome
Paru le Mercredi, 27 Septembre, 2017 - Sur
Le Point : Qu'est-ce que la contre-insurrection ?
Nicolas Le Nen (colonel) : On peut définir la contre-insurrection comme la lutte menée contre ceux qui cherchent à renverser le pouvoir établi. La guerre de contre-insurrection ressemble donc à une "guerre électorale". Le but de chaque camp est de prendre le contrôle du pays en faisant adhérer la majorité de la population au projet de société qu'il porte. En cela, nous rejoignons l'essence politique de la guerre telle que l'a définie Clausewitz. Le combat peut donc intervenir de façon aléatoire à tout moment, mais n'est jamais le moyen principal de la stratégie de contre-insurrection. Il doit être parfaitement maîtrisé pour ne jamais se révéler contre-productif pour l'action globale entreprise vis-à-vis de la population.
Comment situez-vous cette théorie par rapport à celle de la "guerre contre-révolutionnaire" définie dans les années 1950 par Charles Lacheroy et Roger Trinquier ?
Hervé de Courrèges (colonel) : La guerre contre-révolutionnaire consistait à lutter essentiellement contre le communisme. Les guerres de contre-insurrection actuelles sont bien différentes. Les trois principes de contre-insurrection que nous avons définis dans notre livre, la légitimation de l'action, l'adaptation au contexte local et la marginalisation de l'ennemi, ont été pensés à partir des enseignements que nous avons tirés de nos propres engagements opérationnels, mais aussi de l'étude des très nombreuses guerres contre-insurrectionnelles. Car ce qui frappe en la matière, c'est la prodigieuse diversité : Indochine, Malaisie, Philippines, Algérie, Vietnam, Ulster, Irak, Afghanistan, pour ne parler que des plus récentes et connues.
Dans les années 80 du siècle passé un certain nombre de luttes autonomes se sont vues appliquer les techniques de contre insurrection autrefois utilisées pour maintenir dans la domination coloniale, esclavagiste et raciste les populations des territoires envahis par les grandes puissances dont la France. À ceux qui se sentent Français et qui endossent la délicate mission d’en être fiers, il faut savoir que les principes généraux de cette contre insurrection furent théorisés en premier par des militaires Français, qui n’hésitèrent guère à aller l’enseigner aux tortionnaires des guerres civiles des dictatures anticommunistes mises en place en Amérique latine dans l’après nazisme, en compagnie d’anciens SS spécialistes de la lutte contre les communistes — c’est à dire pour eux : tous ceux qui trouvent des raisons et des moyens pour se révolter contre des injustices imposées — escamotés par l’OSS étatsunienne dans les zones libérées en Europe par l’armée rouge et dûment convoyés par les réseaux anticommunistes du Vatican, l’affaire est connue…
Le véritable terme utilisé mentionne la guerre, c’est en effet au moment où éclatent les guerres de décolonisation de l’après nazisme — bien décrites par Césaire notre Aimé comme étant du nazisme : On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. — que ces techniques furent intégrées à des techniques de police intérieure en France en charge de réprimer voir d’empêcher la création de forces sociales autonomes, une guerre sociale contre ses citoyens, dont la proportion de ceux qui sont en lien familiaux avec les colonies augmente.
Ainsi que nous l’expose Yanis Youlountas : « Depuis la nuit des temps, une grande partie de chaque communauté humaine collabore avec le pouvoir qui la domine : en lui servant de bras armé, en enseignant son culte, en désinformant les indécis, en menaçant les insoumis, en enfermant les rebelles et en gardant les biens des plus riches, tout cela en échange d'une rémunération. Non seulement, ces collaborateurs plus ou moins zélés agissent au service des tyrans, oppriment à leur tour, manipulent, frappent, blessent et tuent, mais, surtout, ils obtiennent ainsi une part du gâteau, c'est-à-dire une commission sur l'exploitation.
Qu'ils soient exploités eux-mêmes, simultanément, ne fait aucun doute, mais qu'ils n'en soient pas conscients relève du conte de fée.
Tous ceux qui participent à maintenir l'ordre actuel en place et, en particulier, tous ceux qui essaient de neutraliser toute résistance font intégralement partie du problème et sont clairement dans le camp d'en face : parmi ceux qui profitent, qui oppriment et qui détruisent l'humain, la vie et la Terre. Prétendre que nous sommes 99%, c'est suggérer, en réalité, que nous devrions nous unir avec une partie de la bourgeoisie — qui vit pourtant sur notre dos, bien placée dans la hiérarchie sociale et dans la répartition inégale des richesses — et avec l'extrême-droite — réactionnaire et manipulatrice, inquisitrice et criminelle. Affirmer que nous sommes 99%, c'est brouiller la réalité de conditions sociales et d'opinions politiques fondamentalement différentes et totalement opposées. Que certains d'entre nous veuillent essayer, à l'extérieur de nos réunions, de convaincre des bourgeois ou des fascistes, bourreaux économiques et politiques en puissance, du bien-fondé de notre lutte, pourquoi pas ? Chacun sa façon d'agir. Mais qu'ils les incluent parmi nous, a priori, comme si cela allait de soit, au prétexte de nous encourager ou de diviser nos ennemis, non merci.
Nous n'avons besoin de personne d'autre que nous-mêmes pour nous libérer. »
Si l’on suit les explications de Serge Carfantan concernant le machiavélisme de l’ingénierie sociale des états modernes, cela reste une gestion douce presque « démocratique » : « Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser… »
Mis à part que parfois et dans les ambiances sociales surchauffées, cela ne leur paraît pas suffisant, alors il montent en pression et finissent par traiter tout opposant comme un terroriste illégitime auprès de la population générale dument gérée comme l’indique Yanis. De plus en créant volontairement les conditions économiques qui enverront de plus en plus de citoyens et de travailleurs dormir dans les rues et terrains vagues on ne peut pas dire que les violences directes soient clairement abandonnées, les conditions de vie actuelle des travailleurs et des citoyens sont très loin d’être douces dans tous les secteurs. La gestion actuelle des manifestations — entièrement tournée vers l’augmentation des blessures volontaires commises sur des manifestants inoffensifs et la relative mansuétude envers les quelques escouades de violents proclamés, lorsque l’on ne voit pas clairement des professionnels de la BAC aider à la manœuvre des casseurs inexpérimentés afin que cela soit un peu efficace malgré tout — démontre à tout naïf que ni le droit, ni les droits ne seront plus jamais respectés.
Or les injustices sont criantes, hurlantes, et tout ceci s’est mis en place au début des années 80 de l’autre siècle, la gestion des populations a pris une autre tournure, une tournure de colonisation guerrière des quartiers défavorisées. Tandis que les classes favorisées et correctement traitées encore un peu pensaient que la « gauche était au pouvoir » et faisait tout ou ferait tout pour résoudre tout problème, les derniers quartiers encore populeux et pauvres de Paris subissaient une transformation d’une violence inouïe digne d’une guerre et les quartiers de banlieue se cartellisaient à grande vitesse, la guerre mondiale était encore de basse intensité, les médecins sans frontières collectaient des médicaments et convoyaient des armes pour des talibans encore dans des montagnes et qualifiés de rebelles à l’empire soviétique, cette guerre dite froide préparait une autre à venir qui détruira nombre de pays et déplacera plus de population qu’il n’en fut déplacé durant toute la guerre de 39-45. Marginaliser des populations de plus en plus importantes, les condamner sans jugement aux fuites dangereuses ou aux errances hébétées, transformant des portions de pays et de villes en camps de mort lente et de déshumanisation au vu et su de tous, spectateurs froids.
Telle est cette guerre de nouveau mondiale, dans le cynisme exorbitant des puissants et de leurs sbires, il s’agit bien d’imposer un ordre de terreur dans les quartiers populaires, contre les mouvements révolutionnaires et les résistances sociales, contre les peuples en lutte pour leur autodétermination, ces méthodes s’appliquent de manières différentes mais un schéma persiste : immuniser la population contre la subversion, faire participer la population à son propre contrôle, écraser toute forme d’insoumission. Ainsi les réflexions de Mathieu Rigouste nous éclairent : Les quartiers populaires ont toujours été, et continuent d’être, le laboratoire où on expérimente les outils de contrôle social. En gros, pour schématiser, si les flics parviennent aussi bien à réprimer un mouvement social c’est parce qu’ils s’entraînent dans les quartiers. Par exemple, quand ils balancent une grenade de désencerclement dans une manifestation, il faut se dire qu’il y a de forte chance que cette grenade ait été testée dans nos quartiers. Pour moi, le meilleur exemple reste la brigade anti-criminalité. Elle puise ses origines dans les brigades nord-africaine et les BAV envoyées dans les bidonvilles, qui ensuite sont devenues les brigades qui devaient gérer les quartiers populaires. D’un point de vue répressif elle porte une dimension raciste en contrôlant une partie spécifique de la population catégorisée racialement et socialement, parce qu’issue de l’immigration postcoloniale et faisant partie de ce qu’on nomme le prolétariat urbain.
Quand on voit l’agissement de la BAC dans certaines manifestations qui sont organisées en bande, c’est ni plus ni moins les mêmes méthodes violentes et d’humiliation que dans les quartiers, ce qui en fait la cible principale à chaque fois. On ressent un sentiment de haine…
Il faut alors donner à tous l’impression réelle d’un véritable ennemi intérieur devant être combattu sans empathie ni morale de la manière la plus dure et injuste afin que toute indignation se dissimule peureusement derrière une nappe brumeuse de sidération générale, et s’il le faut, le fabriquer comme je l’ai raconté au cours de ma dernier note avec « Blanche-neige », indic de l’inspecteur des renseignements généraux de l’époque impliqué dans la mort du pasteur des sexualités différentes Doucet. En 1983 Paul Barril qui devait absolument asseoir la nouvelle autorité de ses services antiterroriste de l’Élysée dépose lui-même des armes et explosifs dans un appartement occupé par des militants nationalistes, c’est l’affaire des Irlandais de Vincennes que nous connaissions dans nos milieux autonomes. Nous quittons notre grand squat de Montreuil « Utilisation Subversive des Intérêts Nuisibles aux Espaces » et nous ventilons dans différents comités de luttes, certains s’intéressent plus aux prisons françaises, d’autres au soutien aux prisonniers politiques, d’aucunes aux groupes de femmes, et l’extrême violence faite aux quartier pauvres de Paris vient à nouveau interroger ma vie. Vingt six morts dont six enfants de travailleurs étrangers, principalement maliens et victimes de marchands de sommeil, en quelques semaines, dans des incendies de taudis monstrueux et criminels.
Un immeuble est ouvert, les familles relogées provisoirement par nos soins dans un premier immeuble, puis un deuxième et troisième… ainsi squattent-ils… une lutte commence pour obtenir des relogements officiels en HLM pour les rescapés et survivants de ces meurtres de masse, et la plus grande violence nous est opposée, au bout d’une année ou deux, alors que nous devenons nombreux et combatifs, nous occupons désormais exclusivement des HLM laissés vides depuis des semaines voir des années, nous nous appelons le « comité des mal-logés » et de suite la boite à ragots se mets en branle, on nous accuse sans vergogne de mener « les familles » au casse pipe… Les Gens Bons de Paris (sous vide, froids et blafards, mollassons et fades) aspirant à l’amélioration de l’espèce humaine. Fiers de la position obtenue par leur travail, si ce n’est par leur mérite. Conscients de leur bonté, prêts à trouver des solutions aux plus incongrus des problèmes ! « Tous ces pauvres ! » Car, bien qu’ayant pour eux-mêmes un cadre de vie relativement agréable, sain et paisible, ils ne peuvent s’empêcher de se sentir concernés par le dénuement de beaucoup de travailleurs pauvres, co-habitants de leur quartier. Si l’on pouvait faire plus propre, moins pauvre, mais ne rien changer. En un temps historique plus porté par des relents de légitimation impériale, de sacralisation bancaire, de dévalorisation de toute entraide, le cynisme rampant des affairistes triomphants, des banquiers.
Ainsi nous, par un renversement de valeurs, nous devenons les dangereux bandits de l’histoire et déjà en 1986 les fiches S existaient, nous en avons tous eu une (bah ma bonne dame, il n’y a pas de fumée sans feu !), mais le seul engin explosif utilisé sur cette question incendiaire du logement social parisien des travailleurs pauvres fut fabriqué et déposé par « Blanche-neige » réapparu depuis peu au squat emblématique des premiers sinistrés et siège du comité des mal logés le 67 rue des Vignoles. Certains « naïfs » ou plutôt en recherche d’héroïsation de leur petite personne n’avaient pas tenu compte des avertissements largement diffusés que nous faisions concernant l’indic, la bombinette — de même type que celle utilisée à Montreuil pour mouiller les indépendantistes guadeloupéens, le gaz ayant été remplacé par un jerrican d’essence, n’explosa pas devant l’immeuble des gestionnaires d’HLM visé et fut retrouvée… —, la perquisition qui s’ensuivit et l’embastillement de deux de nos camarades fut correctement médiatisée et nous étions devenu tous des terroristes d’« Action Directe » dont pourtant les principaux membres étaient sous les verrous depuis de nombreux mois… Lorsqu’un opportuniste s’avisa de créer une association concurrente du comité, toutes les forces politiques organisées de gauche se liguèrent pour la soutenir et dénigrer le comité et « ses militants violents », les actrices les plus belles du moment et bien blanches purent enfin venir compatir devant les caméras en tenant un petit noir dans leurs bras, et les mal-logés devinrent SDF.
Dans le même temps historique nos copains autonomes du MIB (mouvement immigration banlieue) et les quartiers populaires de cités de banlieue subirent le même type de contre-insurrection et comme nous l’indique Rachid TAHA : « … Toute la dynamique a été détruite par SOS Racisme. Je leur en veux vraiment. Ces trotskistes passés au PS de Mitterrand étaient des sortes de missionnaires de la gauche, très paternalistes. [...] Ils ont réussi à récupérer et détourner ce mouvement parce qu’ils étaient puissants. Tous les médias étaient de leur côté. [...] Et ces gens sont toujours dans le circuit. Harlem Désir, qui présidait SOS Racisme, est aujourd’hui à la tête du PS. Déjà, à l’époque, ces jeunes socialistes médiatiques étaient pétris d’ambitions personnelles. Toumi Djaidja, ce jeune de la cité des Minguettes victime d’un tir de la police, initiateur de la Marche, lui, on ne le voyait et on ne le voit jamais à la télé… Avec SOS Racisme, le pouvoir a créé une sorte de bourgeoisie issue de l’immigration. Mais ces gens-là n’avaient déjà plus grand-chose à voir avec nous. Ils avaient leurs entrées au Palace ou aux Bains-Douches, où les Arabes et les Noirs étaient indésirables. Si on laisse les forces politiques organisées s’occuper de nos luttes c’est pour négocier le poids des chaines et si on se regroupe malgré tout de manière autonome on devient neg’marron…
Christian Hivert Le Libones 15 septembre 2017
Que la fête commence ! (Yannis Youlontas, John Holloway, Jean-François Brient, Noël Godin, Serge Quadruppani, Jean-Claude Besson-Girard, Alessandro Di Giuseppe et Jiho), Les Éditions Libertaires, 2015.
Croissance, décroissance, développement - une tribune de Serge Carfantan, docteur agrégé de philosophie sur Grand angle à http://www.cge-news.com/main.php?p=617
La domination policière : une violence industrielle, Mathieu Rigouste, éd. La Fabrique, nov. 2012, 260 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2358720458.
La Double Absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Abdelmalek Sayad, Seuil, 1999, coll. Liber langue, 437 pages, 22,30 euros, ISBN-13: 978-2020385961.