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Publié par Christian Hivert

Cité ghetto des villes bidons

La cité ghetto contenait environ 25.000 unités de logements pour environ 150.000 individus de tous âges, toutes races, toutes origines. Elle était ceinturée par une vallée verte, boisée, entrecoupée de palissades et de détecteurs d'agitation. Impossible à franchir sur plusieurs kilomètres.

 

Au delà étaient les territoires bancaires, les vestiges d'anciennes cités, les villes aérées et quelques zones franches. Un long tunnel reliait le ghetto-ville avec un complexe de production de valeurs, que seuls pouvaient emprunter les producteurs affiliés au processus, et ceci seulement deux fois par jour, le matin et le soir.

 

Quelques mic-maqueurs parvenaient régulièrement à déjouer les contrôles, à faire des virées et nouer des contacts à l'extérieur. C'est sur leurs connaissances et leurs activités qui s'organisaient la ré-appropriation et le détournement des valeurs qui permettaient aux bandes de survivre.

 

Ni les producteurs, ni les mic-maqueurs, ni les bandes ne pourraient prétendre sérieusement n'être autre chose que les objets des psycho-politiques et cependant tous s'inventaient leurs propres raisons, leur propre langage, leur propre monde qui leur permettait à tous de supporter leur condition en s'imaginant avoir un rôle, une utilité, une finalité.

 

Et pourtant ils ne pouvaient échapper à la vision amère et constante de la contrainte quotidienne de leur asservissement aux conditions du seul réel existant et imposant : le processus. Cette contradiction les rendaient aigris et leur faisait se jeter, les avaient toujours fait se jeter les uns contre les autres, se renvoyant, misérables contre misérables, la responsabilité de ce fatal désastre de leur vie. A tout jamais ?

 

De mémoire d'homme, même si certaines formes s'étaient modifiées au cours des âges, cela c'était toujours plus ou moins passé ainsi et le schéma de l'exploitation, avec son corollaire l'acceptation de la domination, s'était toujours déroulé selon les mêmes principes.

 

La folle texture humaine l'avait toujours souffert, comme si une implacable alchimie interne lui dirigeait ses mouvements et ses angoisses, pire qu'une destiné, une aventure prédestinée. Et pourtant il avait envie de hurler, tel un loup farouche sous la lune, solitaire dans ses tourments, et sûr dans ses incertitudes

 

"Non ce n'est pas cela, tout est faux, il faut se secouer et briser le charme !" "Il faut tout mettre à l'envers pour comprendre l'endroit" Mais il ne trouvait ses mots de rage. Mais il ne trouvait ses trous de page. Mais il ne savait exprimer ce qu'il ressentait dans ces instincts.

 

Et la violence eut, comme à l'habitude, tendance à lui servir de message universel. Il se rua sur un side-car chromé qu'il réduisit en bouillie. Les ondes flottantes du plaisir de l'adrénaline avaient picoté sa vie. La vision des morceaux épars de l'engin mécanique, au sol, à ses pieds, lui fit du bien et le rassura quant à sa puissance interne. I

 

l se sentit bien comme après avoir pleuré. Et il se dit qu'un jour viendrait où il se réconcilierait avec Samira. Lorsqu'elle deviendrait vieille, laide et toute ridée, qu'elle ne plairait plus et qu'enfin elle deviendrait elle-même ! et non le pâle reflet d'un miroir ! Du désir des mâles ?

 

Il lui en faudrait du temps et du temps pour pouvoir commencer à respirer au lieu de haleter. Marcher au rythme paisible des êtres ou des choses qui peuvent se passer de courir ou de fuir pour vivre et exister. Tel un vieux lutteur éreinté il aspirait au repos. La paresse était furieusement en lui, s'étalant dans son corps, voluptueusement obscène.

 

Il paraissait que c'était un des moteurs principaux de l'évolution humaine. La paresse ? Si l'homme n'était pas paresseux, il n'aurait pas découvert le progrès ni l'idée du bonheur. Il ne se serait pas asservi lui-même à la mécanisation de sa vie. Il ne se soumettrait pas à l'ordre figé de l'évolution industrielle.

 

Il n'aurait inventé ni le fouet, ni le licol, ni les instruments de contrainte qui émaillaient son histoire et ses plaisirs seraient restés fades. Manger, boire, dormir et se reproduire. Mais il avait inventé le plaisir des siestes langoureuses et des gestes improductifs. C'est cette paresse ou l'espoir de vivre paresseusement quelques instants qui permettaient à tous de courber l'échine.

 

Malheureusement dans ces cités, très peu avaient la chance de cet espoir tant il fallait survivre avant tout. Tant il manquait de structures qui leur auraient permis de se laisser bercer, aller à la paresse.

 

Par moments, rares il est vrai, après un beau coup de détournement de valeurs, lorsque les trocs et palabres avaient réveillés ou fait veillés tard un îlot de barres, les placards et congélos emplis, alors des fêtes impromptues secouaient les torpeurs, les têtes, se vidaient des soucis, les gônes et les blêmes se laissaient aller sauvagement, paresseux splendides, ils semblaient vivre un instant.

 

Le temps que la mémoire revienne s'installer lâchement au fauteuil de commande. Alors tout était à recommencer. Les partages n'avaient pas été justes. Les trocs déséquilibrés. Il fallait se battre à nouveau pour ne pas se faire avoir, pour en avoir plus, pour qu'ils en aient moins, pour qu'ils ne nous maquent pas la vie, pour qu'on leur apprenne à vivre, pour défendre notre territoire.

 

Pour agrandir notre territoire, pour consolider notre territoire, pour survivre à nouveau et pouvoir un jour se payer un bon moment de paresse, pour ne pas se déshonorer à ne pas leur ressembler, pour s'imaginer admirables, et s'admirer, en toute estime. Alors il fallait bien que certains s'estiment plus que d'autres, sinon c'en était fini de l'auto-admiration, et du "droit" d'en avoir plus, et de la certitude de ne pouvoir faire autrement.

 

Comme un siècle sans fin, comme une vie d'homme, comme un univers peuplé de vide. Et alors, il faudrait bien continuer à mettre un pas devant l'autre sans haleter et s'inventer de nouveaux rêves. De nouvelles vies ! Qui en ferait jamais le compte ? Et puis s'arrêter de délirer! Il eut envie tout à coup de se construire un rêve glacé où tout irait comme sur des roulettes, où les questions ne se poseraient plus, dans l'engrenage de faits millimétrés, emboîtés, ajustés. Une lente construction d'un système infaillible et parfait. Où il pourrait s'ébattre en toute quiétude bourgeoise.

 

Ignorer ce qui ne colle pas, ne s'enrouage pas. Lubrifier d'une conscience finie, d'une certitude reposante ses angoisses miséreuses de survivant. La tristesse emplissait son coeur sans qu'il ne puisse en dessiner le contour exact. Ses habitudes hormonales l'hébétaient.

 

Comment, avec des mots, changer le sens des échanges chimiques intercellulaires qui commandaient ses émotions, ses réactions ; aussi bien ses goûts et ses dégoûts, ses attirances et ses répulsions, ses ennuis et ses motivations lui dictaient comme une sorte de double vie.

 

Il ne faisait pas ce qu'il disait, il ne pensait pas ce qu'il existait. Il en avait parfaitement la conscience et simultanément n'en connaissait pas les raisons. Comme si quelque chose en lui, plus fort que lui, échappant à sa volonté, menait sa vie propre, nouait et dénouait ses fils, arrangeait, colmatait ou oppressait ses souffles lents.

 

Se moquait éperdument de ses aspirations, de ce qui pourrait être de l'ordre de ses rêves, de ses fantasmes, tourbillonnait ses espoirs entêtés, emberlificotait ses attentes enfiévrées, empêchant ses pas de vaquer où sa conscience lui dictait d'aller, omniprésent dictateur, pourtant invisible, inaudible, impalpable.

 

Et malgré tout, il savait qu'il pouvait en imposer à cette force occulte venue de la nuit des temps, du temps des premières combinaisons atomiques, des premières libérations énergétiques. Il pouvait en imposer, mais il ne pouvait s'en libérer, s'en échapper. Il devait en tenir compte.

 

Non seulement cela lui était indispensable, mais sans elle il n'existerait pas plus qu'un poussière minérale échappée d'une étoile quelconque et voguant à travers les temps, poussée par les vents glacés de l'espace. Le champ de son imagination ne parvenait cependant pas à percevoir la réalité de son interdépendance interne !

 

Comme si continuellement le jeu stupide du cache-cache devait être la seule règle requise, admise. Une folie inguérissable le guettait, l'attirait, l'enfouissait, l'appelait et il s'en retenait, avait peur de cette nuit inconnue, fascination de son image dans un miroir, se dire que l'autre est là, dans un monde identique et parallèle.

 

Mais comment franchir la glace de séparation, naviguer de l'un à l'autre, s'enrichir de nouvelles perceptions, de nouveaux commerces, aviver sa compréhension, véhiculer et retransmettre, peut-être parvenir au secret de l'équilibre, peut-être perdre son temps dans d'illusoires fantasmes.

 

Il aurait voulu parvenir au moyen de maîtriser parfaitement son anatomie dispersée dans ses appétits. Se séparer de la douleur par exemple. Se séparer du marécage de l'angoisse et de ses doutes inconsistants. Insister sur ses capacités d'observation, caresser le sens de ses apaisements, boire goulûment au plaisir partagé souverainement.

 

Etre à même de vaincre sans combattre. Impossible rêve d'un humanité vacillante de lassitude. Incroyable gâchis de force, d'idées, de rêves, et de possibilités de vi­vre. Mais dire et redire continuellement sans avoir le courage de changer, de se changer soi-même. Il n'arrivait jamais à avoir l'espoir absolu.

 

Il n'arrivait jamais à se relâcher. Comment dans ces conditions désirer sereinement plus que ne pouvait désirer le monde qui l'entourait. Cette question là l'obsèda durant un moment. Qui était-il lui, pour vouloir le bonheur plus que les autres ? Et cependant sa courbe s'infléchissait. Il se disait qu'il manquait d'expérience.

 

Qu'il manquait de contacts concrets, de perceptions vécues. Qu'avait-il fait jusqu'à présent. Si ce n'est se protéger de la réalité en vivant la plus dure qu'il soit. Et plus elle était dure et plus le rêve en était merveilleux.

 

Ou apparaissait comme tel. Se protégeant dans le cocon hermétiquement clos des plus galériens. Et traitant comme ennemis ceux qui apparaissaient alors comme les plus soumis, les plus garants de l'injustice profonde qu'il vivait. Sans s'apercevoir qu'ils en étaient au même degré d'assoupissement, de décervelage, de soumission aux conditions existantes !

 

Imaginant son sort meilleur parce que plus "libre". Libre de quoi ? De dépouiller, de se castagner, de se défoncer, de se morphe fondre, de s'angoisser, de se rebeller. Ouais, des choses qu'il n'avait choisies ni inventées, ronde infernale des désirs floués. Et le repos, le calme auquel il aspirait.

 

La paresse qu'il espérait. Elle n'était jamais qu'ennui, désappointement, macérations, ruminations. Et enjolivement du sordide le plus absurde. Croire que l'acquisition des valeurs permettrait la sieste dans le fauteuil. Les valeurs se détruisaient, se consommaient, consumaient avant même que d'être accumulées.

 

Et la chasse pour d'autres échanges, forcés ou non réimposait son rythme, ses fréquences. Prenant son temps, son énergie d'une manière différente mais équivalente, lui offrant une capacité de survie inférieure à celle de ses prétendus "ennemis" acceptant leur esclavage. Lui le rebelle, il s’en tirait moins bien que ces chiens rampants. I

 

l leur en voulait pour cela aussi, s'entêtait. Mais ne pouvait s'empêcher de ressentir le besoin qu'il avait d'être l'un d'entre eux ! Et il en avait la haine. N'arrivait à se dépêtrer. Il ne voulait être comme eux mais n'était rien sans eux. Alors être parmi eux, différent. C'était le pas le plus difficile. Il en avait fait, durant de longues années, l'expérience avec la bande à Samira, et le goût amer de ce souvenir le dissuadait à nouveau.

 

 

Etranger, comme absent à lui-même. Et si là était son rôle également. Il faudrait bien qu'il finisse par admettre ce qu'il était devenu et le partage, s'en serve, le fasse fructifier, plutôt que le porter comme un fardeau essoufflant. Qu'il apprenne à communiquer autant qu'à lire. Il décida de rentrer chez lui et de se mettre à son clavier instructeur.

 

Momo le charrierait encore et alors ! Il n'avait ni à blêmir ni à rougir que l'on ne comprenne pas sa démarche dés l'instant qu'elle lui paraissait claire plus ou moins ! Et pas tout le temps ! Mais le soleil était là pour l'encourager et le prof pour l'aider.

 

Tout en marchant, comme à son habitude, il se prit à se mettre en doute lui-même bien que ce ne fut ni le moment, ni l'endroit, ni même ce qu'il avait de mieux à macérer pour continuer de progresser, le doute venait subtilement lui vriller l'estomac. Si c'était les autres qui avaient raison.

 

De ne pas s'en faire. De se construire leurs petits rêves de gloire et de se laisser aller dans leurs vies plus ou moins réglées. Voyaient-ils vraiment le décalage. N'était-ce pas lui l'envieux , le cafardeux . Que lui avaient-ils donc fait. Personne ne l'avait poussé à les fréquenter. N'était-ce pas lui même qui avait glissé des rêves de gloire là où il n'y avait qu'une façon simple de résoudre la difficulté de survivre qu'il n'arrivait pas à surmonter lui-même.

 

Et ce qui lui manquait à lui, qui lui faisait cruellement défaut, ne comptait pas pour eux. Qu'allait-il donc juger de leurs actes, de leurs moyens de survie, de ce qu'ils étaient et qu'il n'avait pas voulu devenir. Avaient-ils eu le choix. Insurgés contre la misère au quotidien, ils faisaient de leur mieux pour ne pas se laisser sombrer dans l'apitoiement.

 

Que lui avaient-ils donc promis ? Rien! Comment alors pouvait-il se permettre de leur en vouloir, de s'imaginer avoir en lui d'autres mystères, d'autres volontés, d'autres solutions. Qu'avait-il fait lui, de sa vie, de ses espoirs, de ses interrogations.

 

Malgré tout, ils avaient changé dans leurs rapports, le groupe s'était resserré, comme tassé sur lui-même, et il n'arrivait pas à percevoir quels étaient les critères de sélection. Ce qui avait fait qu'il s'était senti à l'écart, comme en trop, mauvais spectateur d'un spectacle masqué aux yeux du public.

 

Comme des secrets de polichinelle que l'on t'interdit d'avoir connu. Aurait-il pu s'intégrer s'il l'avait voulu. Quels efforts lui aurait-on demandé de fournir s'il avait été prêt. Et puis qu'importe ! Qu'ils fassent leur vie et qu'il arrête donc de lorgner sur eux. S'ils se mentaient à eux mêmes, ils en paieraient les conséquences le moment voulu.

 

Si par contre c'était lui qui se plantait, il s'en apercevait bien un jour. Ce qui était sûr, c'est qu'il n'avait jamais eu besoin de cette bande de bidouilleurs pour respirer aussi mal qu'il puisse s'y prendre d'ailleurs. Et ils pouvaient très bien se passer et de ses services et de sa fréquentation, pour autant qu'il avait pu en juger d'après ses derniers échanges avec eux.

 

La seule chose qui devait vraiment compter désormais était qu'il se réalise pleinement, qu'il comprenne mieux ce qu'il était, qu'il apprivoise son rôle, qu'il cajole son destin, et qu'il regarde devant lui en ménageant ses forces et en fourbissant ses outils intérieurs.

 

C'était à lui de jouer, à personne d'autre et ce que quiconque pouvait être ou faire ne devait l'intéresser que dans la stricte mesure où cela faisait partie ou non de sa marche en avant.

 

En tout cas, aucun de ceux de la bande à Samira ne s'était jamais avisé de lui imposer sa route. Il pouvait aussi bien leur rendre la pareil et leur foutre la paix. Viendrait peut-être un jour où les intérêts des uns seraient les intérêts des autres, et où les idées et les interrogations s'entrechoqueraient moins.

 

En tout cas, avec le doute revenait l'espoir de se sentir moins seul. Les éléments de la terre et les oripeaux de ses congénères lui tiendraient chaud à défaut de lui faire comprendre quoique que ce soit. Il eut envie de redevenir un de ces mômes qui jouaient au foot avec des gamelles tintamarrantes au  loin.

 

Il se sourit à lui-même comme dans une tristesse élaborée, venue de loin et désormais inutile. Cela prendrait le temps qu'il faudrait mais désormais il fallait qu'il grandisse. Il fallait...  

 

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