Kahina première
Un allumé ! Pour gagner un peu d’argent et vivoter, il se prostituait. Rosalie et le type étaient presque arrivés aux marches. Il pressa le pas pour les rattraper. Les ombres étaient passés devant le Sacré-Cœur, avaient glissé le long. Deux ombres noires imperceptibles, le tout début des Gothiques.
La Première fois où il avait rencontré ce type, c’était chez Rosalie. La Première fois où elle l’avait amené chez elle, pour fumer un pétard. Puis ils étaient retournés au Nord-Sud, côtoyer la ronde des oisifs du quartier. Rosalie avait les ongles longs vernis en noir, la bouche fardée de noir.
Rosalie entourait ses yeux d’un fort trait de crayon noir en œil de biche, prolongeant jusqu’aux tempes ses sourcils généreusement déployés au khôl. Son manteau, son chandail, sa minijupe assidûment rajustée sur ses cuisses rondes en bas résille, et ses bottines à lacets étaient noirs.
Elle habitait dans un fond de cour de la rue Marcadet vers le boulevard Barbès. Un jour – il n’y avait pas longtemps, une semaine au plus, peut-être un peu plus, avec toutes ces nouvelles rencontres et ce nouveau projet il avait fini par perdre la notion de l’écoulement des jours –, il l’avait suivie.
Ils s’étaient croisés au Nord-Sud en début d’après-midi. Il était encore tôt. Aucun des différents personnages dont la présence réciproque meublait le dénuement des existences des uns et des autres n’était là. Ils burent leur café, Arthur paya. Rosalie était souvent sans un flèche, se faisait offrir les boissons.
Et puis, s’il lui restait un peu de l’argent demandé à ses parents chaque quinzaine, elle le mettait de côté pour payer une place de concert ou un bout de shit. Parfois, en s’amusant, elle disait :
- Non, désolée, moi je ne paye rien à moins de dix sacs, j’ai pas la monnaie, tiens paye, tu bosses, t’as des sous !
Puis – comme ils s’étaient déjà échangé les quelques phrases traditionnelles de mise au point régulière de leur connaissance de l’un et de l’autre, commençant par la très courue « Qu’est-ce que tu deviens ? » –, ils avaient convenu qu’il était trop tôt pour terrasser au bistrot, elle avait du bon matos.
Les autres n’arrivant jamais avant 16 heures, ils avaient le temps d’aller se rouler un petit pétard chez Rosalie. Du Nord-Sud, ils en avaient eu pour une dizaine de minutes à pied, tout en prenant le temps, en croisant et papotant au passage avec les jeunes défoncés, dont le frère de Danielle.
Ils traînaient toujours au même endroit, à l’angle de la rue Simart. À deux pas du square Clignancourt, tranquille pour se faire son shoot à l’abri des curiosités effrayées de leurs concitoyens. Puis ils entrèrent dans le petit immeuble de modèle haussmannien, à l’entrée protégée par un code.
Sept étages et chambres de bonne sous les toits. Ils font le charme discret des rues aisées de Paris. L’ambiance d’ici et de la rue des Vignoles n’était pas la même. Le rez-de-chaussée de chaque immeuble ou presque accueillait une boutique bien éclairée. Les gens flânaient pour leurs courses.
Les parents de Rosalie avaient tenu une épicerie. Ils l’avaient revendue pour s’installer à Orléans. Rosalie habitait au fond de la cour, dans l’ancien appentis servant de réserve à l’épicerie. Ses parents l’avaient conservé pour elle. C’était une pièce aveugle de quinze mètres carrés environ.
La pénombre continuelle de la petite cour éclairait faiblement en journée, par l’unique imposte du dessus de la porte, et les murs étaient bruts de béton. Une ampoule pendait au milieu de la carrée. Un matelas posé au fond, protégé de la dalle froide de ciment du sol par une moquette.
Deux étagères et une unique affiche de « Echo & The Bunnymen » avec la tête de Ian McCulloch entourée d’un cœur tracé au feutre rouge. Et le type était là, assis sur un petit banc de bois, à grelotter en slip. Été comme hiver, la pièce était toujours froide, elle ne voyait jamais le soleil.
- Mais qu’est-ce que tu fous là ?
- Je me fortifie le corps. Je résiste au froid !
- Mais, t’es complètement maso !
- Mais non, je lutte, je résiste, il faut que je tienne encore dix minutes.
Plus tard le type s’était rhabillé, avant de devenir bleu. Ils avaient fumé le pétard, occupation coutumière. Arthur les rejoignit au moment où ils descendaient l’escalier vers le square Villette encore ouvert :
- Tiens, salut, qu’est-ce que tu zones par là ?
- J’me promène, j’arrivais pas à dormir. Trois à quatre groupes de noctambules veillaient à l’achèvement de la nuit furtive. Nulle trace de Patrice.
- Tu viens avec nous ? On va se griller un petit pète dans le square.
- Ah ouais, avec plaisir !
- Tu connais J.P. ?
- Oui, on s’est croisés chez toi.
- Ton histoire de rade, ça marche ?
- Ouais, pas mal, y a beaucoup de monde, c’est la fête et une super-ambiance, et vous ?
- Et voilà, tu recrutes ?
- Telle est ma vie Dominique !
Arthur était prisonnier d’un dialogue permanent avec Dominique Premier. À chaque événement, chaque décision, chaque rencontre, elle commentait, il lui expliquait, plus encore que si elle avait été là réellement. Ses regrets avalaient sa vie.
- Vous devriez venir, c’est tous les week-ends !
- Oh moi, tu sais, la politique, ça me branche vraiment pas.
- Ouais, non, c’est pas que politique, il y a plein de gens qui passent, c’est un peu toujours la fête.
- Ouais, ouais, on verra ça. (J.P. pencha l’oreille) C’est quoi ce truc de rade ?
Il lui expliqua le projet, l’autre lui raconta ce qu’il avait vu à Amsterdam, à Berlin, les cafés squattés. Ils s’étaient installés sur un banc. En se penchant un peu, Arthur pouvait apercevoir, au-delà des fourrés, les toits du marché Saint-Pierre.
- Ouais, moi maintenant, ce que je veux c’est un Sid Vicious !
- Bien Sid et bien Vicious, je suis sûr qu’il y en a un par-là qui se planque dans les arbres, un bon Sid Vicious avec une bonne queue.
Rosalie éclata de rire, elle aimait bien les délires de J.P., ça mettait de l’ambiance. J.P. s’était levé et donnait des coups de randjos dans les branches des arbustes.
- Où t’es, Sid ? T’es là je sais ! Viens, viens vers moi ! Où tu t’planques, dis-moi ? Ah je t’aurais ! Tu ne m’échapperas pas ! Je t’attraperai par la queue ! Viens là, viens là !
Ils finirent le pétard, levèrent le camp, passant le square pour se retrouver à Lamarck. J.P. gesticulait, faisait le clown.