L'aventure, c'est l'aventure
Plusieurs jours plus tard, dans le havre écaillé de sa chambre d’hôtel, la mémoire barbouillée d’impressions diffuses, à la recherche de son improbable sommeil de nuit, se tournant et s’agitant dans son lit, se posant mille fois les mêmes questions, sans ancrage, l’esprit d’Arthur flottait toujours.
Arthur s’angoissait, et de quoi au juste ? Pouvait-il seulement le dire ? Y penser ? Déterminer ce qui n’allait pas ? Cette douleur lancinante était souvent constante. Ce sentiment confus de ne pas être présent ni réel, ne pas faire ce qu’il voulait, ne pas savoir ce qu’il désirait, l’asphyxiait.
Tout cela l’engluait vivement et il eut peur de se le révéler à lui-même, définitivement. Rien de ce qui se trouvait dans cette grande société libérale ne le retenait. Étranger sans appartenance, il ne se contentait d’aucun des subterfuges dont tout le monde enrobait son existence, il sinuait.
Mais comment percer le mur ? Comment ébranler l’édifice ? Qu’y avait-il donc à faire ou à donner de plus ? Réfléchissons ! Sa vie avait été modifiée par sa rencontre avec Patrice. Voyons ce qu’il y avait avant, ce qu’il y a eu après ! Avant, il était veilleur de nuit et vivait seul à l’hôtel.
Il allait au boulot, comme maintenant, c’était tout ce qu’il y avait. Comme veilleur de nuit, cela faisait quatre ans, il croisait beaucoup de gens, et peu de rencontres avant Patrice. Depuis quand n’avait-il pas mis les pieds chez quelqu’un, quand n’avait-il pas été invité à manger ?
Depuis la fin du mouvement algérien, il y avait près de deux ans. Jusqu’à Patrice, plus d’un an sans aucune rencontre, que des croisements. Le parfait légume humanoïde. Les veilleurs de nuit semblaient former le peuple invisible d’une planète à part, hors du temps commun des histoires.
Ils faisaient partie de cette planète seulement lorsqu’ils prenaient leur service et jusqu’à la fin de celui-ci, jusqu’à la relève du petit matin. Après, ils rentraient chez eux. Là, peut-être étaient-ils autre chose, comptaient-ils pour certains, une femme, des enfants, des voisins, dormaient-ils, s’amusaient-ils ?
Il y avait de tout chez les veilleurs de nuit. Les étudiants potassaient leurs cours entre les rondes. Les jeunes chômeurs sans qualification essayaient tous les petits boulots où l’on n’était pas trop regardant à l’embauche. Des pères de famille s’enracinaient dans le métier, en faisaient leur profession.
Des militaires de carrière à la retraite venaient compléter leur pension. Des déracinés de tous ordres ne trouvaient pas d’autre boulot pour avoir un maigre revenu. En quatre ans, combien de centaines de veilleurs de nuit avait-il croisées dans tous les bureaux et les sociétés parisiennes ?
Certaines équipes étaient sympathiques, d’autres moins. Pour passer le temps, chacun racontait bien sa petite histoire, les contacts étaient toujours superficiels. Et il n’y avait jamais la moindre envie de se revoir après le boulot, chacun étant peu fier de la modestie de son foyer, de sa vie.
Au petit matin, chacun se quittait et rentrait chez lui. Sans désir ni motivation conviviale, Arthur retrouvait sa chambre d’hôtel. Après avoir vendu son temps pour la payer, pouvoir la retrouver, et avoir un peu d’argent sur lui pour manger, s’habiller, payer le cinéma, le bistrot, farcir l’ennui.
On ne remplit pas une vie avec cela. Comment voulait-il remplir cette vie ? Le savait-il seulement ? Depuis son arrivé à l’hôtel, pendant des mois, il n’avait presque pas bougé. Combien d’heures avait-il passées au fond de son lit, ruminant et macérant, regardant sa petite télévision, somnolant ?
Sans projet ni devenir, absent au monde, enfoui, stupide et hébété. Avec cette sourde culpabilisation venue de ne rien faire, de ne pas exister. Oh, dans une certaine mesure, il existait. Il lançait ses foulées dans celles des milliers de piétons le devançant ou le suivant, dans la longue file.
Il rentrait chaque jour dans un café, se liait épisodiquement aux autres consommateurs, ou à ses collègues de travail, avant ou après le service. Il prenait garde à ne pas être en retard. Il préférait parfois patienter quelques minutes de plus au troquet des environs de son poste de travail.
Ou bien il allait au cinéma, seul. Il s’était acheté une petite télévision noir et blanc, pour mettre dans sa chambre. Certains après-midi, il était resté scotché au récepteur. Regardant, écoutant n’importe quoi, pour meubler. Tout ce qu’il faisait, il le faisait sans goût, pour croire être en vie.