Séventies'N'Roll
Sur la place de la contrescarpe, trois ou quatre cafés, offraient largement leur terrasse aux touristes qui désiraient se rafraîchir. Des badauds passaient tranquillement, quelques joueurs de boule au milieu de la place profitaient de la lumière dispendieuse des cafés et du réverbère, disputant le terrain aux clochards qui semblaient faire de la figuration pour un film avec Gabin.
Il traversa la place, les gens commençaient à sortir des théâtres de quartier avoisinant et du nouveau cinéma installé rue Thouin. Il se retourna et jeta un dernier regard sur la place. Son aspect le ravissait. Poursuivant son chemin il se trouva bientôt caressant la Butte Sainte Geneviève en direction du Maubert. Il y avait là un petit épicier qui laissait toujours ses caisses de soda dehors.
Il lui en avait soustrait quelques unes avec des potes du lycée. Un pour occuper le bonhomme, les autres pour se servir. Il y avait également une boutique de farces et attrapes rue des Carmes où ils s'approvisionnaient en gros pétards à faire exploser dans les caves du lycée. La plupart de ses camarades était des petits cons issus de milieux aisés, ils tenaient à le montrer. Racontaient à la volée leurs exploits de sport d'hiver, de voile, leurs voyages en avion et leurs péripéties touristiques à profusion.
Arrogants et méprisants. Laurent était différent, comme lui cancre, cancer de la classe, ils étaient devenus amis.
La place Maubert était déserte, on approchait de minuit, quelques rares voitures passaient encore. Tout était calme, reposant, il se dirigea vers les quais pour rejoindre Beaubourg où il savait qu'il y aurait encore du monde. C'était par Laurent qu'il avait rencontré Pierre, Pierre était un vieil anarchiste, poète, chansonnier, psychologue et pédiatre, il avait monté un petit mouvement avec des mômes "Des enfants et des hommes".
Le programme était ambitieux. L'ambiance détendue, les mouflets dont il faisait partie pouvaient s'exprimer en toute liberté, il avait été séduit , on y parlait de donner la parole aux enfants, de les affranchir des us et coutumes des parents, de leur laisser la liberté sexuelle, de leur donner le droit de vote, de choisir leurs études. Un petit journal avait même été fait, entièrement par les gosses.
Il y avait participé avec enthousiasme. Pierre avait tenté de l'orienter sur une "Ecole libre" de type Summerhill, "l'école et la ville" qu'il était en train de monter avec un professeur de faculté. Mais c'était une école privé, ça n'avait aucune chance d'intéresser ses parents : mère communiste, père fils et petit fils d'instituteur, il ne fallait pas brader la laïque, et puis on n'avait pas les moyens.
Il était arrivé rue du Petit Pont, à l'entrée d'un des quartiers piétonniers de Paris. Enfin un endroit où l'on pouvait échapper au bruit de la circulation. Seulement la cohue humaine qui s'amassait là à partir d'une certaine heure de la nuit en raison des nombreux cinémas qui s'y trouvaient faisait moins de bruit que la cohue automobile, certes, mais on se faisait sans arrêt bousculer. Il passa devant le petit théâtre de la Huchette.
Il se rappela ses essais infructueux d'apprenti-saltimbanque. C'était il y a à peine quelques mois, un de ses amis Nicolas lui avait proposé de s'intégrer à un petit groupe de musiciens qui voulaient révolutionner le théâtre. Il avait dit oui, pensant que cela le sortirait de son ennui, que cela lui permettrait d'extérioriser tout un tas de choses qu'il sentait confusément en lui. Il avait donc accompagné Nicolas un soir après le lycée .
Le rendez-vous était dans un vieux château frigorifique abandonné par la S.N.C.F. au quai de la gare. Plusieurs associations d'animation de quartier y avaient déjà trouvé refuge. Ils y avaient trouvé Michel, le frère de Nicolas, et Michel le gros qui monologuait à perdre haleine, mais il ne perdrait jamais haleine. Il y avait également Philippe qui s'était fait réformer de l'armée en se faisant passer pour fou et qui ne savait pas inventer quelles nouvelles excentricités pour montrer qu'il s'était affranchi des servitudes de la dure condition humaine.
Ils jouaient tous d'un instrument, mais insuffisamment pour prétendre se produire en public. Ils parlaient de jazz, de free, de jams, d'impros, de jouer comme des pros, avaient la bouche pleine de Daniel Humair, Bernard Lubat, Lionel Hampton, Michel Portal, Yoschko Seffer, Didier Lokwood. Leur philosophie étant proche des idéaux libertaires, ils étaient ouverts à tous les modes d'expression.
Tout cela aurait pu s'intégrer dans la vision d'un spectacle total alliant le sonore, l'acoustique, l'audio visuel, le gestuel, l'expression sous toutes ses formes. Mais ils étaient trop occupés de musique et cherchaient trop à théoriser le reste. Chaque fois que l'un d'eux improvisait quelque chose, le gros Michel, dégoulinant de sueur, se lançait dans une interminable tirade sur le mode : "Oui ! C'est très bien ce que tu fais là, mais je crois que par rapport à ce que l'on va faire plus tard et en replaçant ce que tu fais maintenant dans la vision de ce que l'on fais nous et de ce que l'on fera..."
Et l'on ne faisait finalement jamais rien. Il s'était pourtant investi dans ce projet. Il ne connaissait rien à la musique, mais sa tête fourmillait d'idées de mises en scène, de sketchs, d'improvisations. Il voyait bien le jazz rythmer les différentes expressions dont ils se serviraient. Mais toute volonté d'avancer était immédiatement anéantie par le flot laminateur du moulin à paroles qu'était Michel....
Christian Hivert
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