Kahina, reine des rues
Pour Arthur, elle était toujours Kahina. Elle voulut ressentir en elle les étroits souvenirs des rapprochements affectifs qui avaient été les leurs. Tout son être était mou, informe, inapte, elle s’en voulut. Il fallait qu’elle s’ébroue, qu’elle rompe cette magie malsaine et hypnotique l’emprisonnant.
Le chemin à parcourir serait des plus durs, elle le savait. Il fallait qu’elle se sauve, qu’elle fuie. Où ? Toutes les limites de l’espace se dérobaient à elle ! Les injustices primordiales l’engluaient. En elle l’abattement semblait définitif, les particules les plus élémentaires se refusaient à vibrer.
— Viens, Kahina ! Arrête de gamberger, viens, on va partager les quetpas, viens,, tu me feras mon shoot, viens, Kahina, Manu nous attend, viens, Kahina, nous sommes des monstres invisibles, le monde attend notre disparition avec impatience, viens, Kahina après ton sniff, tu vas toujours mieux, Kahina, viens.
Kahina ne voulait plus, ne pouvait plus bouger. Elle eut le sentiment d’une catastrophe aux dimensions cosmiques inégalées et pour autant imperceptibles. Des milliardièmes de secondes aux destins éternels. Elle devait rester là, figée, hors de portée du souffle malsain, attendre.
Elle se souvenait si parfaitement de ses intentions joueuses, lorsqu’elle était si moqueuse, lorsque les désirs des mâles la transformaient en être supérieur et serein, en patronne des instincts et des motivations, nombreux avaient-ils été à prendre force en ses cuisses ?
Et ce vertige initial, jamais égalé, cette brûlure intense aux neurones et ce dégagement paroxystique de chaleur et de myriades d’étincelles, comme encore ce tout Premier shoot si gentiment fait par son frère, cet inceste par aiguille interposée, cette pénétration prodigieuse.
Elle avait longtemps voulu être indemne de toute atteinte, rester pure aux plaisirs, pure car inondée de plaisirs, c’était des prières et des souhaits, c’était des extases mystiques, et il lui fallait recommencer, vérifier, passer d’une couche à l’autre, les explorer tous, sentir leur vigoureuse valeur.
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Bien peu lui avaient été utiles, même Stupé avec qui elle avait joué le jeu de l’attachement n’avait été tout au plus qu’un porte-monnaie agréable, et une source d’approvisionnement des plus sérieuses. Elle avait aussi bien servi tous ces petits militants avides de sa peau et de ses libertés.
Elle ne devait rien à personne, les échanges étaient scrupuleux, elle les avait fait vibrer de leurs chairs assoupies et cupides, de leurs désirs si souvent identiques et répétitifs, de leurs prétentions si pauvrement égales, elle les avait tous soumis à ses contentements, ne leur avait rien donné.
Kahina ne bougeait plus, dans l’immobilité sculpturale des marbres blancs, et son esprit divaguait aux firmaments des tourments apaisés. Était-elle encore belle ? Sa cour n’était plus constituée que de junkies, elles les aidaient à se pénétrer de leurs aiguilles métalliques chargées de produit.
Puis elle s’endormait près d’eux, leurs corps-à-corps emmêlés, dans les chaleurs moites des dérives cajoleuses. Ils ne pouvaient plus la prendre, le produit remplaçait maladroitement les extases. Elle sniffait pour ne pas avoir de marques aux bras, elle voulait encore donner le change.
Même à ce niveau-là elle avait failli, Arthur savait. Arthur savait déjà tout d’elle, comment avait-il su ? Il avait compris seul, avait été témoin, non, il ne circulait jamais dans les mêmes milieux qu’elle. Ils n’avaient aucun copain commun, cela se voyait-il tant que cela ?
Elle n’était même plus capable de masquer, de donner le change. Le soleil lui bousculait sa vision endormie sur elle-même, il fallait qu’elle décampe. Ce n’était plus possible, cette course continuelle au produit. Elle pouvait bien faire la maligne, elle était prisonnière du chimique.
Elle pouvait bien se moquer des gens ordinaires engoncés dans leur routine quotidienne, à faire chaque jour les mêmes gestes, à vivre et travailler pour refaire et refaire chaque jour identique à chaque jour, inlassablement, dans une médiocrité répétitive, poussive et infinie.
Elle était parvenue au même niveau. Le produit était son maître, elle qui n’avait jamais voulu appartenir ! Elle qui voulait toutes les libertés, toutes les insoumissions aux ordres redondants des vies subies. Elle qui voulait être la fée du ciel, qui était Kahina, qui était chair et femme.
C’était fini la rigolade, elle était acculée. Elle ne pouvait même plus faire un pas, caparaçonnée, exténuée, mollassonne. Elle voulait retrouver l’étonnement de ses joies, ses insouciances, ses langueurs cruelles et jouissives. Il fallait qu’elle trouve la force, elle était perdue, désemparée.
Alors elle pleura. Silencieusement, d’abord, et presque sans s’en apercevoir. Quelques larmes s’écoulèrent et marquèrent son fier visage de traces de fraîcheur incongrue. Puis elle se plia en deux sur son ventre, et les sanglots fusèrent, longs, dignes, douloureux, déchirants, interminables.
— Allons, Kahina, qu’est-ce qui te prend, secoue-toi Bon Dieu, c’est pas pire que d’habitude, tu le reverras ton copain.
— C’est pas ça, c’est pas pour lui, il va s’en sortir, il n’est pas seul, je n’en peux plus, il faut que je m’arrête.
— Oui, Kahina on dit tous cela, et on repique.
Kahina était folle et molle. Elle se releva, se laissa entourer, se laissa caresser. Elle prit le temps de renifler. Ce qu’elle était devenue, ce qu’elle n’arrivait plus à devenir. La désinvolture et le dérisoire devenaient incongrus. Elle devait se remettre en route vers son produit.
Pourquoi n’était-il pas aussi simple de décider maintenant, immédiatement, de s’arrêter ? De ne plus retourner dans son squat. Stupé la reprendrait à Alexandre-Dumas si elle s’arrêtait. Il avait toujours un peu d’attirance pour elle, elle n’était pas si moche. Il lui suffisait de faire attention à sa tenue.
Elle renifla, la crise était passée. Elle était surprise, cela ne lui était jamais arrivé, sauf il y avait si longtemps. Elle devait commencer à être salement mal fichue. Les alertes étaient massives et sans appel. Elle était au bout du déroulement d’un cycle de sa vie, voulait-elle d’autres cycles ?
Elle repensait à ses cavalcades dans les halls de gare. Elle avait perdu une pièce d’identité falsifiée avec sa photo dessus et ce jour-là elle s’était fait rembourser des billets achetés avec une carte bancaire volée. Depuis, ils étaient pistés, suivis par des lascars parlant au col de leur veste.
Kahina nageait dans l’insouciance, il lui suffisait sans doute d’attendre tranquillement qu’ils viennent lui mettre la main dessus. Son détour en prison l’obligerait bien à se priver de force de ce produit indispensable à sa vie. Il suffisait d’attendre, dépendre du mouvement de l’autre.
Quel pourrait être un nouveau cycle de sa vie, de quoi le remplirait-elle ? Elle ne parvenait à se l’imaginer, quelle était son utilité ? Quel était son destin ? C’était la phrase de rappeur du siècle, c’est ton destin. Elle n’en avait pas, n’avait rien, aucune fée penchée sur son berceau, rien.