Education nazie
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Frederic Chambon, chercheur en sciences politiques
L'université, l'usine à clones obéissants et conformistes
Tout d'abord, l'université (et ses avatars) n'est pas nécessairement l'endroit où l'on forme les créateurs de richesse : Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou Bill Gates, pour ne citer que les « college dropouts » (ceux qui ont abandonnés leurs études) américains les plus riches, n'ont jamais obtenu leur diplôme et n'ont pas trouvé leur voie grâce à l'université. Au contraire.
A tel point que le fondateur de PayPal a offert vingt bourses de 100 000 dollars aux étudiants qui abandonneraient leurs études universitaires pour créer leur entreprise high-tech.
Pour être moi-même passé par quelques grandes écoles de la République, je peux vous assurer que l'usine à clones obéissants et conformistes marche au moins aussi bien en France qu'aux Etats-Unis. Ce n'est pas en passant par Sup de Co, l'IEP ou Centrale qu'on va nécessairement développer les facultés qui vont nous aider à créer l'entreprise superprofitable de demain.
Ensuite, nous sommes en compétition dans beaucoup de domaines avec les diplômés du tiers-monde, Chine et Inde en tête, où les salaires sont bien moindres qu'ici. Beaucoup de branches sont encore protégées par la langue et des exigences de nationalité, mais d'autres sont sévèrement touchées, en particulier dans les sciences dures et dans les domaines technologiques, là où le plus de richesse est créée.
Les cadres, aujourd'hui touchés par la robotisation
Enfin, et c'est selon moi la chose la plus angoissante, il ne faut pas oublier que les progrès de l'automatisation commencent à avoir des conséquences pour les métiers intellectuels (PDF). On a commencé par des robots sur les chaînes de production, mais l'informatisation commence à toucher aussi les cadres.
Pensez au drame des ressources humaines chez France Telecom, où les agents ont été remplacés par des programmes informatiques. La vague de suicide n'a fait que révéler cette automatisation, elle ne l'a pas arrêtée.
Les traductions sont réalisées avec l'aide de machines, et même la production de nouvelles est encadrée par les logiciels qui font du « data-mining » pour fournir les fermes de contenus, transformant les journalistes en pisse-copies spécialiste du copier-coller. On est loin du cliché romantique du journaliste futé, fouineur, indépendant et intellectuellement affuté.
Jusqu'ici, les métiers exercés par les classes inférieures et moyennes ont été rendus obsolètes par les robots et les logiciels, mais ce sont désormais les cadres qui sont touchés. Les tâches routinières, même intellectuelles, sont de plus en plus automatisables, et c'est désormais le droit, la finance ou l'ingénierie qui sont touchés. Ça va être vraiment sanglant.
Des facs ferment, au profit de filières qui sentent la thune
Pourtant, au niveau politique, on assiste à la fois à une volonté de privatisation, et à la fois à une tendance fétichiste sur la question de l'éducation. Avec la crise, les gouvernements sabrent dans les budgets de l'éducation partout en Occident, et surtout essayent de faire peser le coût de l'éducation sur les personnes.
Aux Pays-Bas, le gouvernement veut que les étudiants financent leurs études par des emprunts, en imaginant par ailleurs que le « marché » va optimiser le choix des filières : s'ils doivent s'endetter pour tellement d'années, les étudiants vont forcément faire des choix utilitaires et renoncer à aller étudier des choses inutiles comme la philosophie, la sociologie ou l'histoire de l'art.
On assiste déjà à la fermeture de certaines facultés, surtout dans les sciences dures et humaines, au profit des filières qui sentent la thune : finance, droit et média. Quand on connaît la réalité du monde des finances, du droit ou des média, où une armée de petites mains mal payées finance le train de vie des quelques gros poissons, on se dit que le « marché » a encore du travail pour rationaliser le rapport entre l'offre et la demande.
Déjà des scandales de trafic de diplômes
Pire, les organismes chargés de fournir la connaissance de façon rationnelle sont pris dans cette bulle spéculative. Il y a l'histoire de l'université Pasqua, dont le niveau n'est pas à la hauteur du coût, et où les bonus et les salaires mirobolants ponctionnent les finances.
En Hollande, il y a la chaîne des écoles professionnelles InHolland, qui s'est récemment trouvée au centre d'un scandale de traffic de diplômes, de bidouillages de résultats d'examens pour améliorer les statistiques et surtout d'une surenchère de diplômes bidons pour mieux traire les étudiants.
Pour quiconque connaît un peu le monde de l'éducation supérieure, il est évident que d'autres scandales de ce type vont se suivre et se ressembler.
Une crise de civilisation totale
La France semble moins touchée parce que le coût de l'éducation est, pour l'instant, en grande partie collectif. Les étudants sont pauvres et les familles doivent supporter leurs enfants qui étudient, mais on n'est pas encore dans une configuration à l'américaine d'endettement massif.
Mais la France reste un des plus gros exportateurs de docteurs en Occident, et est passée maîtresse dans la fabrication de chômeurs surdiplômés. Autant dire que penser que les gouvernements vont continuer à financer cette entreprise de plus en plus coûteuse, c'est être en plein déni. Si ce n'est pas Sarkozy qui va sabrer dans l'enseignement (mobilisation des enseignants oblige), ce sera son successeur. Surtout s'il/elle est de gauche, d'ailleurs.
Partout on continue à entendre le même refrain : économie de la connaissance, investir dans l'éducation, se former toute sa vie, etc. A en croire certains, tout cela n'est qu'une façon de nous faire oublier que la crise s'annonce beaucoup plus profonde que prévue. Avec la bulle de l'éducation, nous ne sommes pas loin d'une crise de civilisation totale.
Les capitalistes n'avaient plus vraiment besoin de nos corps puisque le reste du monde en offrait de moins chers, on a viré les ouvriers. Ensuite ils n'ont plus vraiment eu besoin de notre consommation, puisque le reste du monde peut consommer à notre place avec moins d'exigences éthiques ou de qualité. On a fermé le robinet du crédit. Et maintenant ils n'ont même plus besoin de nos cerveaux, il y des machines pour ça, et pour les cas difficiles il y a d'autres cerveaux ailleurs, plus jeunes, mieux et moins chers. Et on vire les cadres.
C'est pas angoissant, tout ça ?