Plus fort que le nazisme : la contre-insurection
DOCTRINE DE GUERRE CONTRE - RÉVOLUTIONNAIRE
Une doctrine qui vous veut du bien
Publié le 23 avril 2015 (rédigé le 2 février 2015) par Mathieu Lopes
La réaction de l’État français suite aux attentats de janvier et le projet de réforme des services secrets s’inscrivent pleinement dans la lignée de la doctrine de guerre contre subversive ou contre-révolutionnaire (DGR), qui inspirait déjà largement le maintien de l’ordre en France.
Cette doctrine, forgée et appliquée dans les colonies françaises, consiste notamment à doter l’armée des pouvoirs de police afin de lutter contre un « ennemi intérieur ». Elle s’appuie sur des actions de « guerre psychologique », le renseignement, le quadrillage de la population... En abolissant les frontières traditionnelles de la guerre (intérieur/extérieur, front/arrière, civil/militaire), elle place l’action de l’armée au cœur de la population qu’il convient de faire adhérer à la lutte contre l’ennemi intérieur. Elle été officiellement écartée depuis la guerre d’Algérie, plus pour la menace que les officiers qui la portaient faisaient peser sur les institutions françaises que pour la terreur et la violence qu’elle a fait subir à la population algérienne [1]. Mais cette idéologie, recyclée et enseignée notamment dans les dictatures africaines ou d’Amérique du Sud, a été progressivement réhabilitée par les militaires en France [2]. Le premier septennat de François Mitterrand a aussi vu la réapparition de ces méthodes dans l’action policière. Elles imprègnent aujourd’hui à différents degrés les sphères militaire et civile françaises.
Le musulman de France comme ennemi intérieur
Pur produit de cette doctrine, le plan Vigipirate, mis en place après les attentats de 1995, renforcé récemment, banalise le quadrillage militaire des villes de France, pilier de la DGR. Pour le chercheur en sociologie politique Emmanuel-Pierre Guittet, « les mesures [du plan Vigipirate] pensées comme exceptionnelles tendent, une fois appliquées, à se banaliser, alors même que beaucoup, militaires compris, dénoncent leur caractère purement politique et leur inefficacité pour prévenir les vraies menaces » [3].
Ainsi, résume Mathieu Rigouste dans L’ennemi intérieur (2011) « loin de faire connaître la manipulation avérée des auteurs des attentats [de 1995] par les services algériens, les responsables sécuritaires français, souvent proches de ces derniers (surtout la DST), ont au contraire publiquement conforté la thèse de la responsabilité d’un « ennemi intérieur » islamiste, tapi dans les « quartiers chauds » des banlieues » [4].
Étudiant les archives de l’IHEDN [5], lieu de production de la doctrine de Défense en France, Mathieu Rigouste avait relevé la construction progressive d’une « menace identitaire » autour de la figure de l’immigré musulman depuis les années 1970. La récente « union nationale » contre la barbarie, ou la surfocalisation sur les exactions des différents groupes armés lors de la guerre au Mali [6], sans s’intéresser aux éventuels jeux politiques à l’œuvre [7], induisent une réaction collective irrationnelle. L’explosion des agressions islamophobes de ce début 2015 en est une illustration.
Carte blanche aux « services de renseignement »
Paru en 2011, l’ouvrage de Mathieu Rigouste peut aider à décrypter les politiques annoncées en réaction aux attentats de janvier 2015. Pilier de l’idéologie contre-révolutionnaire, les « services de renseignement » (c’est-à-dire les services secrets) jouent à la fois le rôle d’observation des éléments désignés comme ennemis au sein de la population et celui d’acteurs de l’action psychologique.
Ainsi, l’actualité médiatique est riche de « fuites » organisées par les services, qui permettent, par exemple, de préparer le terrain idéologique pour une intervention militaire à l’étranger. De même, en septembre 2014, Pierre Torres, journaliste qui a été otage en Syrie, dénonçait dans une tribune publiée dans Le Monde [8] la fuite d’éléments de son dossier organisée par l’antiterrorisme français. Parmi les hypothèses avancées, celle d’une opération de promotion de la loi anti terroriste alors en préparation. S’ajoutant à 14 lois antiterroristes depuis 1986, ce dispositif a encore renforcé les pouvoirs des services français et a introduit le délit d’apologie publique du terrorisme (donc en élargissant à tout un chacun un délit jusqu’ici limité à la presse, et évidemment sans être capable de le définir), qui a mené à de nombreuses condamnations à de la prison ferme récemment.
Les services français disposent de pouvoirs sans cesse plus intrusifs et sont de moins en moins contrôlables par les contre-pouvoirs institutionnels. Toujours plus autonomes dans leurs moyens et « garants » proclamés des très vagues « intérêts fondamentaux de la Nation », le titre du rapport prévoyant leur réforme (voir ci-contre), « pour un « Etat secret » au service de notre démocratie », rappelle les structures de « hiérarchies parallèles » prônées par la DGR.
Cette doctrine liberticide, propice aux idéologies racistes et génératrice de violences parfois extrêmes (cette idéologie a par exemple été appliquée par les génocidaires au Rwanda avec le résultat qu’on connaît) a marqué des décennies de « maintien de l’ordre » dans les anciennes colonies françaises d’Afrique. Elle inspire l’idéologie sécuritaire qui gagne encore du terrain en France, malgré son inefficacité avérée dans la « protection des populations » contre des menaces qui, quand elles sont réelles, ont des causes politiques et sociales.
Apologie(s)
Au lendemain des attentats, les condamnations pour apologie du terrorisme donnent une curieuse jurisprudence (plus de 50 procédures ouvertes en 3 semaines) au nouvel article du Code pénal : suspension d’un prof de philo, des enfants de moins de 10 ans auditionnés par la police et la gendarmerie, un ouvrier syndiqué licencié... En septembre, au moment du vote qui a donné naissance à ce délit d’apologie du terrorisme, l’ex-magistrat antiterroriste Alain Marsaud, devenu député UMP de la zone Afrique-Moyen Orient, ironisait très justement sur le plaidoyer de BHL pour le déclenchement de la guerre contre Kadhafi. « Imaginons un intellectuel français avec une chemise blanche, dans un hôtel à Benghazi, qui appelle à l’insurrection de la rébellion libyenne, est-ce qu’il ne pourrait pas tomber sous le coup de cet article ? ».
[1] Le coup d’état du 13 mai 1958, qui ramène le général De Gaulle au pouvoir puis le « putsch des généraux » de 1961, et l’action de l’OAS, sont menés par les défenseurs de la doctrine de guerre contre-révolutionnaire.
[2] Voir « La réhabilitation du colonial », dans Raphaël Grandvaud, Que fait l’armée française en Afrique ? , Agone-Survie, 2009
[3] « L’implication de l’armée dans la lutte antiterroriste » dans Au nom du 11 Septembre... de D. Bigo, L. Bonelli et T. Deltombe (La Découverte, 2008).
[4] Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2011.
[5] Institut des hautes études de défense nationale
[6] Voir Survie, La France en guerre au Mali, Enjeux et zones d’ombre, Tribord, 2013
[7] Ainsi, AlQaïda au Yemen a revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo, les différents groupes se revendiquant du Djihad au Mali ont reçu le soutien de différents États
[8] « J’ai commis l’erreur de collaborer avec les services de l’antiterrorisme français », Le Monde, 17/09/2014
Vous venez de lire un article du mensuel Billets d'Afrique 243 - février 2015. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez vous: