Came et manque
Quel était son manque si profond, son incomblé, était-il possible d'être toujours en avant des mauvais coups sans jamais vouloir se mettre en avant par temps de calme, tandis que tant d'autres fonctionnaient à l'inverse, elle ne l'avait jamais entendu se vanter, il voulait la bousculer.
Reine luttait contre l'endormissement hypnotique, elle avait des chutes de paupières, mais elle s'était rapprochée du grand portail métallique au travers duquel on entendait tout de la rue comme si on y était, par un trou elle pu voir, Arthur, cet idiot, ce fou tenait la rue.
Il lançait ses ordres en les pointant du doigt, hurlant et gesticulant, reculez, protégez vous derrière les voitures, toi range ton flingue, tu vas pas buter un gamin, reste à couvert, arrêtez de jeter les canettes, rentrez tous et fermez les fenêtres, sur les toits cassez vous, cassez vous je vous dis.
Où est le commissaire, qui gère les troupes, je veux parler à un responsable, un type en costume se détacha du bataillon de C.R.S., oui, s'il vous plait, je ne sais pas ce qui se passe, est-ce qu'on peut calmer tout ça, tes potes ils t'écoutent, on peut essayer, vous arrêtez le concert et vous sortez.
Bien Monsieur, pouvez vous faire reculer vos hommes de deux mètres au moins pour donner une garantie, nous reculons, mais les fenêtres du haut sont fermées, et personne de chez vous ne continue à jeter des objets, nous sommes intervenus pour une plainte de voisinage suivie de rébellion.
Nous baissons la musique, vous reculez, et la salle se vide tranquillement, sans arrestations, c'est cela monsieur, calmez vos copains, Arthur venait de remporter une première manche, il s'était imposé par la force de sa voix et de sa conviction, armé de sa seule légitimité, Reine était soufflée.
La porte se rouvrit pour le laisser passer, et par le hasard pur des flottements et des bousculades Reine se trouva face à lui, t'es cinglé, siffla-t-elle, tu voulais te faire massacrer, t'es complètement maso, mais Reine, la seule à m'avoir frappé ce soir, c'est toi, j'ai eu mal et aucun plaisir, hélas.
Et Arthur, son chevalier ivre préféré, tourna les talons pour haranguer la salle survoltée et tenir une assemblée générale impromptue, ce soir il avait raison sur toute la ligne, Reine résolu de tenir compte de ses voeux, d'arrêter sa longue descente, son surf sur les caniveaux parisiens.
Elle le lui devait, elle se devait de le lui devoir puisqu'elle ne parvenait pas à se le devoir à elle-même, elle allait remonter la pente, être à la hauteur du défi, enfin depuis si longtemps, il ne lui avait rien demandé, n'avait pas supplié, n'avait pas fait de morale, et c'était entre lui et elle, clair.
Elle lui montrerait qu'elle en était capable, il fallait qu'elle se trouve un coin à la campagne, du reculé, du très reculé, ses frangins étaient passés par là, les dealeurs étaient tous à attendre à la descente des trains et aux portes des centres de cure et de post cure, elle avait leur expérience.
Mais c'était pour demain, maintenant les émotions ayant percé sa carapace habituelle d'anesthésiant l'avaient douloureusement réveillée, au point d'en avoir quasiment mal, de ne plus parvenir à s'en foutre, de ne plus se foutre de tout, Arthur organisait l'évacuation de la salle de concert.
A le regarder faire, gesticulant au milieu de tous, prenant les avis, distribuant les tâches, préserver le squat et la sécurité du public partant, il lui revint en mémoire tous les moments où elle l'avait vu être au centre des opérations, seul, solide et libre, jamais autoritaire et pourtant suivi, écouté.
Depuis le bar sauvage de la rue des Vignoles, devenu le local artistique des réfugiés politiques Haïtiens jusqu'au soixante sept et au comité des mal-logés en passant par le squat punk U.S.I.N.E. de Montreuil et les concerts de soutien aux insoumis et réfractaires avec les Béruriers Noirs.
Elle l'avait vu partout et dans toutes les circonstances, vif et audacieux, disponible et chaleureux, enjoué et efficace, si facilement amoureux et malheureux, puis requinqué et hilare, il lui arriva un subit signe de renouveau très incongru, elle eut chaud en haut des cuisses.
Dominique, depuis que je sais que tu me mets à l'écart de ta vie, j’ai quelque chose qui me manque, je ne l’ai pas perdu, ça a été perdu, et dans tes squats, au milieu de tes gesticulations tu vas retrouver ce que tu cherches, mais je ne cherche plus rien, c'est perdu, pourquoi donc t'agiter.
Il me manque quelque chose que je ne saurais même pas définir, quelqu’un que je puisse mettre à l’intérieur de moi-même, quelqu'un comme moi, comme toi qui serait là et voudrait de moi, je cherche l’introuvable des uns et des autres, et trouves tu, je ne le désire peut-être pas, comment.
Si en le trouvant, je m'apercevais de sa terrible efficacité, plus efficace que le Zyklon B ou la bombe atomique des américanazis, c'est le risque de toute recherche non, si l'introuvable des uns et des autres était l'être humain mécanique, vide d'émotions et terriblement efficace, froid?
Nous avons déjà vu cela dans l'histoire triste des hommes, cela brûlait beaucoup en ce temps là, quand tu seras chercheuse tu ne feras pas cela dis-moi, je ne peux entendre ta réponse, tu es si loin, si petite et si fragile, dans un monde aux logiques encore génocidaires, comment feras tu?
Mais déjà je devrais bien me douter que si tu ne veux plus me revoir alors qu'il n'y a jamais eu la moindre offense entre nous, c'est que tu ne veux entendre mes doutes, que tu veux taire les tiens, comment feras tu échapper les résultats de tes recherches à l'ordre nazi du marché mondial.
L'absurde est le monde et son habitant, la conscience ne nous sauvera de rien, ni de nous même ni des lentes et colossales forces cosmiques, elle devient une incurable stratégie de survie, tu sais si bien mentir, peut-être parviendras-tu à te plaire encore, à me plaire toujours.
La mort, la maladie, la vieillesse ne se laissent pas habiter, ils arrivent et s'usent et nous usent, déjà jeune j'y pensais et me demandais comment remplir l'entre-deux, ce qui aurait plus de sens qu'une autre direction, ce qui pouvait avoir un sens, ce qui nous sortirait de la domination.