Bonne nuit
Cela fit un blanc. Les esprits échauffés s’interloquèrent puis un brouhaha fusa en diverses réparties inquiètes et vindicatives.
— Ah ça y est, c’est déjà l’organisation, buerh !
— Mais pourquoi tu nous prends le chou, on n’arrête pas d’en parler et de se mettre d’accord, que te faut-il de plus ?
— Oui, non, c’est vrai ce qu’il dit, faut voir les détails pratiques !
Robin, de son nom de guerre, qui toute la soirée s’était pris pour un futur gourou vis-à-vis de ses futurs disciples :
— Mais non les gars, il y a le Karma. (Puis, après avoir tiré une nouvelle latte sur le pétard, dans l’expiration) Vous fâchez pas, les choses n’arrivent que si on les cherche, il faut être valeureux, vous êtes pleins d’énergie, c’est bien, c’est très bien ce que vous faites.
Arthur le coupa :
— Mais justement on ne fait rien encore, on cherche à faire, on en discute. chacun n’avait rien à dire et le disait.
— Mais vous prenez pas la tête les gars, soyez cool, faites les choses cool, ça viendra tout seul, les réunions de bureau, faut laisser cela à d’autres, c’est un autre monde, une autre planète où il faut aller, il n’y a rien à construire.
— Oui, bon, nous sommes d’accord avec ce que tu dis.
— Si on veut réaliser notre projet, il faut qu’on avance, qu’on le mette en forme, si c’est un café qu’on veut faire, il nous faut un lieu, on va pas le faire dans la rue ?
— Pourquoi pas ? la rigolade fut générale et rebondit de part en part.
— Ah ouais, ça serait génial ça, les tables dans la rue.
— On ne tiendrait pas longtemps.
— Non, faut être réaliste, notre intérêt c’est pas de faire un merguez-bière comme aux manifs.
— Ben tiens, ça gagne du fric.
— Mais on n’est pas là pour ça.
— Du fric, y en a toujours besoin.
— Oui, il faut pas que ce soit le but.
—Ou bien que ce soit annoncé.
Arthur tentait de secouer sa timidité. Il ne parvenait pas à prendre la parole pour exposer ses idées, dans ce brouhaha confus tournant court à l’échange de vannes réparties. Patrice sautait du coq à l’âne, prenant un mot dans une phrase en un perpétuel défoulement de sa richesse inventive.
Éric observait, silencieux, l’agitation de la petite classe, attendant souriant l’heure des comptes. Robin racontait son enfance chez les Jésuites. Thierry se sentait bien là où les anarchistes se regroupaient et Mohand, d’un coup, se lança d’une voix claire dans le chant de « Où j’ai mis mon flingue ».
Il y eut un silence admiratif. Cette soirée accoucha malgré tout d’un point de départ. Il semblait qu’ils soient tous passés, sauf Arthur, dans un café Alternatif squatté tenu par des socialistes Autonomes, rue de Crimée dans le dix-neuvième. Cela pouvait ressembler à ce qu’ils voulaient faire.
Pendant un moment, ils s’étaient raconté les uns les autres les soirées tumultueuses auxquelles ils avaient participé.
— Et puis les soirées tranquilles aussi.
— Parce qu’il y en avait eu quand même, faut pas charrier.
Arthur, sur la touche depuis un moment, s’ébroua et se lança. Ne connaissant rien des « Ah, t’as dû rencontrer Untel, si, tu sais un grand type blond qui vient toujours avec son chien... », ne comprenant rien des ajustements de connaissances recherchés, Arthur se risqua peureusement :
— Ces types, on pourrait pas aller les voir pour leur demander ?
— Quels types ?
— Leur demander quoi ?
— Ben, ces types du café rue de Crimée, savoir comment ils ont fait, comment ils font ?
— Ouais, on les connaît pas, eux, on allait juste boire un coup à leur troquet pour rencontrer des gens, c’est tout. Arthur eut l’envie d’insister, c’était nouveau.
— Mais c’est pas grave ça, on peut y aller et causer avec ceux qui sont derrière le comptoir.
- Non, attention, moi je travaille pas avec les OR…
- C’est qui ça les OR ?
- Les occupants rénovateurs, je ne sais pas si tu connais ?
Arthur en avait entendu parler dans la presse. Éric fit le point.
— C’est des gars, bon y en a sans doute des bien, je ne sais pas, c’est pas à moi de juger, bon, il y a pas mal de bruits sur eux, comme quoi ils seraient infiltrés par le PS, à un très haut niveau, certains disent le plus haut, ou ils tenteraient de l’infiltrer, ce serait d’anciens Totaux.
— Des Totaux?
— Ouais des Totaux, des Autonomes.
Ça aussi, les Autonomes, Arthur en avait entendu parler par la presse quelques années plus tôt. Il en avait même fréquenté quelques-uns dans le treizième arrondissement aux alentours de la faculté de Tolbiac, en sortant de son lycée.
L’Autonomie ouvrière ne s’était jamais construite en France comme en Italie ou en Allemagne. Beaucoup de groupes luttant sur tous les sujets se prétendaient Autonomes. Certains étaient des collectifs de travailleurs. D’autres organisaient leur chômage. Arthur les suivait de loin.
Jamais il n’avait pu suivre les délires de deux ou trois spécimens côtoyés. Trop violents, trop confus, aucune discussion possible. Par la suite, il avait loué un deux-pièces vers le métro Couronnes. Il avait promené son chien dans le dédale de terrains vagues derrière son immeuble.
C’était truffé d’immeubles et d’appartements squattés par des tribus d’Autonomes et de Punks. L’aspect hirsute et méprisant des bandes traînant aux alentours des concerts de la rue de Palikao ou sur le trottoir d’un café rue Vilin l’avait toujours retenu de se mêler à cette faune.
Durant ces années-là, son mouvement Autonome était le Mouvement Algérien pour la Paix et les Libertés (MAPLI). Et entre ses rencontres avec les journalistes et ses accompagnements de sans-papiers aux préfectures il avait trouvé mieux que l’éphémère bris de vitrine pour se valoriser.
— Enfin bref, plein d’histoires pas claires, des embrouilles, des bastons, je ne suis pas bien au courant, je préfère me tenir à l’écart de tout ça. Arthur insista :
— Bon, OK, des bruits courent, les histoires sont louches, faut pas ignorer, seulement poser des questions, ça n’engage à rien ?
— On ne prépare pas un projet avec eux, on va juste leur demander des renseignements.
— Pourquoi pas, tout à fait, moi j’y vais pas.
— Ouais, ouais, OK, moi, par exemple, je peux bien y aller, personne ne me connaît, en plus, comme ça, ça me fera découvrir des gens ?
L’accord se fit rapidement et l’on renvoya les questions pratiques à l’issue de l’entrevue prévue. Éric était surveillant de cantine et tous ses potes qui n’avaient pas un flèche pouvaient juste après le service de midi aller s’installer finir les plats, avant qu’ils ne soient jetés à la poubelle.