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Publié par Christian Hivert

Action Discréte contre Action Directe
vendredi 28 mai 2004, par Claude Guillon
 

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    *
      Claude Guillon
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Ce texte a connu une fortune particulière, probablement due au malaise du milieu anarchiste, puisqu’il fut publié dans pas moins de trois revues anarchistes : IRL, journal d’expressions libertaires de Lyon, où il est intitulé « Contre A.D. contre l’État » (n° 60, mars-avril 1985) ; dans Le Monde libertaire (n° 566, 13 mars 1985) ; dans L’Entr’aide, journal du Collectif anarchiste de contre-information sociale et de solidarité (n° 5-6, mars 1985). La revue italienne A, rivista anarchica, se faisait largement l’écho de la publication dans IRL.


Après une longue éclipse, le groupe Action Directe a choisi de réapparaître en février dernier sur le devant de la scène du spectacle politique en assassinant un militaire français. Il confirme ainsi son alignement sur ce qui reste en Europe des organisations de « lutte armée » (R.A.F. [Fraction armée rouge allemande], B.R.[Brigades rouges italiennes, crées fin 1970]). Libertaire, je ne partage rien avec des groupes
-   qui confondent la lutte des classes avec une guerre des gangs et l’action révolutionnaire avec une stratégie purement militaire.
-   qui tentent de justifier une pratique avant-gardiste, étrangère à tout mouvement social, par une langue de bois archéo-léniniste.
-   qui se font le bras armé de la diplomatie du Kremlin en Europe de l’ouest.

Qui pleurera un marchand de canons victime d’un accident du travail ? Il en faudrait davantage pour me réjouir. Par exemple que ses assassins avancent l’ombre d’un argument tendant à établir que ce type d’action nous rapproche tant soit peu de la révolution communiste et libertaire pour laquelle je me bats. En fait, les seuls interlocuteurs auxquels s’adresse A.D., ce sont l’État et ses flics. C’est à eux qu’A.D. veut montrer sa détermination, ses capacités militaires. L’État français a donc trouvé lui aussi ses bouffons sanglants ; il ne me fait pas rire pour autant.


Rien ne devrait induire les révolutionnaires dans l’illusion qu’ils peuvent s’abstenir de penser l’époque qu’ils vivent jusques et y compris dans ses péripéties les plus embarrassantes et qu’ayant pensé ils peuvent se taire.

Les aventures militaro-judiciaires de Frédéric Oriach [1], il est arrêté à plusieurs reprises pour détention d’armes, puis condamné sans preuves pour participation à des attentats. et des militants d’A.D. emprisonnés ont montré une fois de plus l’extraordinaire confusion mentale qui règne dans les milieux « révolutionnaires » (le terme est vague ; je n’en connais pas de plus précis).

Ainsi Oriach est-il condamné fin 1983 à 5 ans de prison pour avoir rédigé un texte dont la formulation peut donner à penser qu’il a participé à une série d’attentats commis durant l’été 1982. Oriach rejette cette interprétation et se borne à manifester une approbation critique de ces actions. En l’absence de tout élément matériel, les juges considèrent que quelques phrases valent participation directe à des attentats. Il ne s’est d’abord trouvé que quelques avocats pour dénoncer cet italianisme [2] judiciaire. Quatre personnes (Alain Moreau, Yves Le Bonniec, Catherine Baker [3] et moi) ont cosigné un texte intitulé « Oriach et le silence des autres » que seul le journal Tout a publié. Depuis, l’innocence d’Oriach a été reconnue par la justice, un non-lieu ayant été prononcé dans les affaires d’attentats qu’il était supposé avoir commis ! Il reste néanmoins détenu à l’heure où je rédige ce texte.

Il est intéressant de savoir pour quelles raisons presque tout le monde s’est tu lors de la condamnation d’Oriach (ce n’est qu’après le non-lieu qu’un deuxième manifeste a été publié). Certains ont décidé de se taire parce que, paraît-il, Oriach lui-même exigeait d’être « soutenu » sur l’ensemble de ses positions politiques ! Cette prétention extravagante aurait dû faire rire. Elle a suffi à imposer le silence. D’autres ont argué des positions défendues soit par Oriach, soit par des gens qui le soutenaient et qu’il n’a pas désavoués. Une feuille intitulée Moyen-Orient révolutionnaire expliquait ainsi pour justifier les attentats antijuifs que tant qu’une tendance nettement anti-impérialiste ne s’est pas manifesté dans la communauté juive, il est légitime de la considérer comme globalement complice du sionisme et de la frapper comme telle. Ce genre d’ordures appelle, selon les circonstances, le crachat ou la rafale, sûrement pas le silence. Il est assez navrant de voir des révolutionnaires raisonner comme un journaliste bourgeois : « Si nous les critiquons, nous leur ferons de la publicité ; taisons-nous ».

D’autres encore ont utilisé le vieil argument des ambulances sur lesquelles il est malséant de tirer. Pour parler d’Oriach, il aurait fallu le critiquer, or il est poursuivi par la justice bourgeoise qui serait trop contente de [nous] voir étaler nos divergences. Est-ce que par hasard l’idée que le débat public sert la bourgeoisie ne serait pas un peu stalinienne ? D’où tire-t-on l’idée idiote que la situation d’Oriach est sa propriété privée ? Où donc est-il écrit que l’on doive « soutenir » un individu dont on dénonce le sort judiciaire ou carcéral ? Le moins que je puisse dire est que je ne considère pas Oriach comme un ami, mais je ne suis pas indifférent pour autant à ce qui lui arrive et qui peut m’arriver demain. C’est assez simple, non ? Il ne s’agit nullement de je ne sais quelle faiblesse « humaniste » envers un taulard, mais plutôt une réaction égoïste (ô mânes de Jean-Paul, l’égoïsme est-il un humanisme ?). M’intéressant à ce que les hommes ont en commun, rien de ce qui est inhumain ne m’est tout à fait étranger, ne me laisse sans réaction, et la prison moins que tout. La condamnation d’Oriach est une dangereuse saloperie ; elle le reste quelles que soient les idées et la personnalité d’Oriach. Nous disions dans notre texte : « On ne renonce pas impunément à la maîtrise des idées. Ceux qui aujourd’hui se lavent les mains quand les grilles se referment sur Oriach préparent d’autres défaites, d’autres victimes. » Il ne s’agit pas de « principes moraux », mais de l’analyse concrète d’une situation qui ne l’est pas moins, et des risques très réels que fait courir à chacun de nous l’installation de telle pratiques policières et judiciaires.
Action directe

Un certain nombre de militant(e)s d’A.D. venant de l’anarchisme, les milieux libertaires sont plus mal à l’aise encore vis à vis d’eux. On retrouve les attitudes déjà énumérés, mais teintées de gêne. Elles n’en sont que plus irrationnelles.


Le silence est parfois paré des vertus de la thérapeutique. « En refusant tout “soutien” (voir plus haut sur l’ambiguïté de cette notion) aux militants d’A.D. grévistes de la faim, en refusant simplement de prendre position à leur sujet, nous leur faisons comprendre leur isolement, leur erreur, et leur offrons ainsi une occasion de rédemption ». Je crains que cette stratégie d’isolement ne rejoigne fâcheusement celle de l’organisation Action Directe (ou A.D.-R.A.F.) elle-même, qui enferme bel et bien ses militants détenus dans l’obligation du soutien aveugle à une stratégie qu’ils n’ont pas choisie. Les détenus d’A.D. n’ont été consultés ni sur la revendication de la « bavure » de Trudaine [4] (dont la publication a entraîné l’arrêt immédiat de la première grève) ni sur l’assassinat [du général] Audran. Contrairement aux stratèges d’A.D. en cavale, je n’éprouve aucun goût pour le terrorisme psychologique ; or c’est la même logique que reprennent à leur compte les libertaires qui se taisent (d’autres font l’effort de s’exprimer. Cf. L’Entr’aide ; nov. 1984).

Certains qui ne se privent pas de manifester en privé leur opposition totale à A.D. se refusent à rendre publique leur position. Ce serait rendre service à la police ! La vérité qui, dans nos catéchismes, était la seule révolutionnaire, servirait donc la police ! Qu’est-ce qui a donc changé camarades ? La police ? La vérité ? ou bien l’idée que vous vous faites de la révolution ? Les raisons qui font que les événements présents nous concernent tous sont, me semble-t-il, assez évidentes. L’État utilise et utilisera davantage dans le futur le prétexte du « terrorisme » pour renforcer son arsenal répressif judiciaire et policier et pour criminaliser toute opposition. Ceux qui ne trouveront comme parade qu’un silence paranoïaque, hantés qu’ils sont par le risque d’être pris pour ce qu’ils ne sont pas, sont en vérité mal partis. Si l’affaire Oriach devait faire jurisprudence, il y aurait de quoi fourrer au bloc tous les militants de France ; les lois de 1894 « ayant pour objet de réprimer les menées anarchistes » figurent toujours dans le Code pénal [ce n’est plus vrai depuis 1994], il suffit de les appliquer.
Après l’« humanisme », l’« affectif »

Parmi les membres d’A.D. détenus, il en est une dont le sort me touche particulièrement parce que je la connais ; il s’agit d’Hellyette Bess. C’est une femme pour laquelle j’éprouve de la tendresse et de l’estime. « Et pourquoi tu dis ça ? Tu la soutiens par amour alors ? » Là encore, c’est un joli merdier dans les têtes, quand les choses me paraissent à moi assez simples. ; ou plutôt : juste aussi compliquées que la vie, pas plus. On devrait être un peu habitués quand même !


Donc, j’aime bien Hellyette ; je suis loin d’elle aussi : par exemple, dans aucune circonstance je ne cautionnerais par mon silence des actions avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Se pose comme ça la question de savoir jusqu’où va l’amitié (ou l’amour aussi, voyez l’aventure de Paula Jacques [5] ). Je ne sais pas répondre à toutes les questions que je pose. Ce que je sais c’est qu’elles sont importantes, et que je suis prêt à me battre pour conserver le droit d’en discuter avec les gens que j’aime (et les autres), fussent-ils étiquetés « infréquentables » par l’État ou qui que ce soit d’autre. Ceux qui pensent que « c’est de l’affectif » sont les mêmes qui croient injurier un homme en le traitant de femme. Non, c’est de la vie, et jusqu’à changement, dont je ne manquerai pas de vous faire part, je me bats pour ça : vivre comme je l’entends, comme on peut s’entendre. Et pour ça : se parler de jusqu’où va l’amitié, jusqu’à combien de silences, de différence, de mensonges, de vérités... ?

Dire qu’Hellyette Bess est mon amie et que je me sens aussi loin des dangereux connards qu’elle tient pour ses « camarades » que des flics qui les pourchassent, ça fait le jeu de qui ? de la police ? du terrorisme international ? « Et si ça lui faisait dire qu’elle n’est plus ton amie ? » Eh bien au moins on trancherait comme ça clairement, pour nous deux au moins, le problème politique de l’amitié. Débattre publiquement ne signifie pas que l’on prenne pour interlocuteur l’État ou les « médias » (définition : institutions s’interposant entre les hommes pour les empêcher de communiquer). Il s’agit de reprendre l’habitude de la parole. « Les communistes dédaignent de faire un secret de leurs idées et de leurs intentions » (Manifeste de 1848).

Au moment où j’écris ce texte, Hellyette et ses camarades ont interrompu leur deuxième grève de la faim. À chaque fois, elle risque sa peau. Si elle l’y laissait un jour prochain, la merde que les « révolutionnaires » ont dans le crâne ajoutée à la mauvaise conscience produiraient encore du silence. Elle crèverait vraiment pour rien.

Le silence, ça détruit tout, l’amitié, l’amour, la communication.

Tu parles !

Voilà, justement. Je parle. Contre A.D. et contre l’État.

Le 18 février 1985.

Notre livre Suicide, mode d’emploi ayant servi de prétexte à l’adoption, en décembre 1987, d’une nouvelle loi de censure interdisant toute information sur les méthodes de suicide, nous mîmes un point d’honneur, Yves Le Bonniec et moi, à en susciter la première application en déposant plainte pour « provocation au suicide » et « non assistance à personne en danger » contre le ministre de la Justice Albin Chalandon (Cf. le texte intégral de la plainte dans Le Monde libertaire, n° 698, 10 mars 1988) . Celui-ci refusait en effet, en février 1988, de satisfaire les revendications de quatre militants d’A.D., traînés quotidiennement en fauteuil roulant devant leurs juges, après 80 jours de grève de la faim. « Demi-grève, assurait le ministre, ils sont encore en vie parce qu’ils continuent de se nourrir de vitamines », indiquant du même coup un moyen de suicide commode à des individus très affaiblis. Nous serons déboutés, n’ayant pu faire état d’un « intérêt personnel » dans cette affaire .

Lire l’avant-propos inédit du livre Le droit à la mort. "Suicide, mode d’emploi", ses lecteurs et ses juges

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[1] Militant de divers groupes maoïstes (Gauche prolétarienne, Noyaux armées pour l’autonomie populaire)

[2] Allusion aux méthodes expéditives et exorbitantes du droit volontiers utilisées par l’État italien dans la répression du mouvement révolutionnaire.

[3] Respectivement éditeur (il a publié Ni vieux ni maîtres et Suicide mode d’emploi) ; coauteur des deux livres précités ; écrivain. J’ai cessé toute relation avec C. Baker (février 1997), en raison de son approbation des thèses historiques de Roger Garaudy.

[4] Fusillade (31 mai 1983) au cours de laquelle, pour échapper à une arrestation, des militants d’AD tuent deux policiers et en blessent deux autres.

[5] Journaliste et romancière un moment détenue, accusée d’avoir loué un appartement pour un militant d’A.D. avec lequel elle était ou avait été en amour.
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