Resistance mondiale
Sergueï NARYCHKINE est le directeur du SVR (Service des renseignements extérieurs de la fédération de Russie) depuis septembre 2016. Lors de la 'Conférence Internationale sur la Sécurité' organisée à de Moscou du 23 au 25 avril 2019 (MCIS-2019), ce dernier a fait un discours, peu relayé, mais dont la portée est pourtant loin d’être négligeable. En effet, lors de ce discours, NARYCHKINE a proposé ni plus ni moins que de bâtir un avenir global sans l’Occident si ce dernier n’est pas capable d’accepter l’évolution du monde vers un système multipolaire.
Voici la traduction complète de son allocution, avec mises en gras les phrases les plus importantes de cette dernière :
- "Notre réunion se tient dans un contexte international extrêmement complexe. Elle est qualitativement différente des périodes précédentes de la « guerre froide » et du bref triomphe de l’unipolarité américaine. La confrontation entre les puissances à cette époque était tendue, mais généralement prévisible et encadrée par un ensemble de règles claires. Dans le monde d’aujourd’hui, le degré de désordre et d’incertitude augmente rapidement. Les anciens rapports de force s’effondrent, les normes sont en train d’être réécrites et les règles sont détruites dans tous les domaines de la coopération interétatique.
La cause principale des processus observés réside dans la réticence du monde dit occidental, dirigé par les États-Unis, à reconnaître l’irréversibilité de la formation d’un monde multipolaire. Le désir de l’élite euro-atlantique de maintenir son leadership, qui semblait jusqu’à récemment incontesté, est clairement visible. Le philosophe allemand Walter Schubart, au début du XXe siècle, a dit à propos des Britanniques que, contrairement à d’autres nations, ils considèrent le monde comme une usine et ne recherchent rien d’autre que le profit et les avantages. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, nous avons eu l’occasion d’observer comment les successeurs historiques et politiques des Britanniques – les Américains – ont construit et agrandi leur usine, ou plutôt leur entreprise, qui extorque maintenant ses profits à une échelle mondiale. De nombreux pays, comme la Yougoslavie, l’Afghanistan ou l’Irak, ont goûté à son modèle économique.
Mais, au début du nouveau siècle, quelque chose a mal tourné pour les atlantistes. Les États et les peuples commencèrent à rappeler à Washington leur souveraineté géopolitique de façon de plus en plus dure. Le cataclysme financier mondial de 2008 a révélé les fondations fragiles de l’économie libérale mondiale construite par l’Occident. Jusqu’à présent, aucune nouvelle source de croissance élevée et stable n’a été découverte.
Dans les pays occidentaux eux-mêmes, la population n’était pas préparée aux graves conséquences de la crise, ni aux expériences de sa propre élite dans le domaine du multiculturalisme et de la substitution de l’identité traditionnelle. Preuve en est la forte augmentation de la popularité des forces anti-systémiques, nationalistes et populistes. Une société envoie des messages clairs aux autorités qu’elle se sent trompée. Mais, au lieu d’une réponse adéquate, leurs élites marmonnent à propos d’une mythique "ingérence étrangère" et organisent des "chasses aux sorcières".
Nombre des problèmes susmentionnés ne seraient plus d’actualité si l’élite occidentale apprenait à considérer les relations internationales non pas comme un "jeu à somme nulle", mais comme un moyen de résoudre conjointement les problèmes accumulés. Cependant, l’entreprise mondiale ne peut pas s’arrêter de croître et laisser ses profits diminuer. Elle va plutôt détruire le système juridique international et l’architecture de sécurité, qui sont devenus désavantageux et peu pratiques pour elle.
Motivés par des considérations égoïstes, les Américains et leurs alliés obéissants recourent de plus en plus à la force pour défendre leurs intérêts au détriment des négociations multilatérales. Ils tentent ouvertement de déstabiliser la situation dans la plupart des régions du monde. Et de plus en plus, ils agissent non seulement sans tenir compte des normes du droit international, mais aussi contre le bon sens.
Un exemple frappant est la situation autour du Venezuela, qui est aujourd’hui cyniquement dévasté sur le même modèle que la Libye ou la Syrie. La Maison-Blanche elle-même parle du danger d’une immigration incontrôlée, prévoit de dépenser des milliards pour renforcer la frontière avec le Mexique et, en même temps, attise un nouveau conflit civil, provoque une nouvelle catastrophe humanitaire et, cette fois, presque sur son flanc. Cette arrogance et cet aveuglement sont quelques-uns des principaux défis à la sécurité internationale.
Cette voie imprudente ne se limite pas au Venezuela, que les États-Unis, à en juger par leur comportement, considèrent presque comme leur propre province ! Nous voyons les États-Unis, le Royaume-Uni et ses alliés les plus loyaux de l’OTAN abandonner progressivement les règles fondamentales et les régimes multilatéraux, même sur des questions aussi essentielles à la stabilité stratégique que la maîtrise des armements et les ADM.
Ils violent les principes du libre-échange, qui est fondamental pour le système financier et économique mondial qu’ils ont eux-mêmes construit. Ils interprètent arbitrairement le droit international, infligeant des frappes militaires sur le territoire d’États souverains, tuant des dizaines et des centaines de milliers de civils et imposant des sanctions contre leurs rivaux géopolitiques. Et le concept même de loi a été transformé en plaisanterie après que les Britanniques eurent introduit dans une circulaire juridique l’expression "très vraisemblable". D’autres pays occidentaux l’ont jugé suffisante pour une expulsion massive de diplomates russes (qui a reçu une réponse miroir).
La décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël et les hauteurs du Golan comme territoire de l’État juif malgré les résolutions de l’ONU, ainsi que le retrait unilatéral de Washington de l’accord sur le programme nucléaire iranien sapent les efforts collectifs pour stabiliser la situation au Moyen-Orient. En outre, le principe même de la gestion des crises par le biais de négociations multilatérales est menacé. L’accent mis sur le recours à la force sans égard pour les principes de souveraineté, d’intégrité territoriale et de non-ingérence dans les affaires des autres États est un élément fondamental des documents doctrinaux de l’administration Trump, notamment sa stratégie de sécurité nationale et la stratégie antiterroriste américaine.
Dans ce contexte, de nombreuses puissances régionales commencent également à se comporter de manière plus agressive, en comptant, par exemple, sur le règlement de différends frontaliers de longue date ou le renforcement de leurs propres positions militaires et politiques. En conséquence, il y a une réaction en chaîne, et les mécanismes de réponse collective s’érodent davantage.
La prise de décision réfléchie est remplacée par l’impulsivité et une approche égoïste prévaut. Le risque de conflits dits accidentels, qui éclatent à cause d’actions unilatérales et spontanées des acteurs individuels qui sont difficiles à calculer, augmente. De plus en plus de personnes dans le monde sont prises dans des conflits d’intensité variable. Par conséquent, même une petite provocation peut suffire à déclencher une crise mondiale. (...)
(lire l'article complet : http://www.donbass-insider.com/…/le-monde-multipolaire-dev…/ )