Ne Peut Être Vendu
"Qu'il ne s'y plaise et en sorte... !
La danse de la panse
Vous aurez toujours des mots
Des indignés, des cyniques
Et des blasés
Pour parler à ceux qui ont du mal
A savoir leur histoire
Pour parler de ceux qui sont des gueux
REFRAIN
Mais attention à notre danse
De sauvages qui en ont assez
Mais attention à votre panse
Qu’un jour nous irons vous percer
Mots de trop, mots de peu
Mots de rien
Pour dire ce que devons faire
Pour dire comment devons vivre
Pour dire qui doit nous plaire
Devons manger, devons penser
Devons aimer
Vous aurez toujours l'envie et les moyens
De justifier votre richesse
Votre pouvoir et vos droits
Votre intelligence et votre beauté
Bien nourrie
Vous aurez toujours la joie et l'idée
De nous montrer du doigt
Nous faire passer pour des ânes affamés
Nous exploiter nous massacrer
Nous abreuver de votre mépris
Nous irons...
Tout le monde était prêt à "faire quelque chose", sans savoir quoi bien évidement, cela aurait été trop simple. Mais il y avait de l'enthousiasme et de l'indignation. Cela dit tous se méfiaient les uns des autres et la partie s'annonçait ardue. Ce fut Ricks qui donna le ton de la minorité contestataire. C'était un curieux type que ce gars là. Tous ses propos montraient qu'à l'évidence il avait reçu une formation politique assez détaillée et poussée et Jacques se devait de reconnaître que sur bien des points il le dépassait. Mais ce n'était pas pour cette raison qu'il ne s'affronterait pas à lui. C'était bien plus complexe. Ca remontait à plus loin, quelques années en arrière, lorsqu'ils avaient commencé à se bidouiller des appartements laissés à l'abandon .
Qui pour échapper à l'atmosphère familiale des cités de travailleurs et s'affranchir de leurs parents, qui pour goûter de près aux joies de la vie communautaire entre adolescents sans contrôle parental, qui pour constituer une force conspiratrice qui les rendraient libres un jour, qui pour foutre le bordel et s'insoumettre aux lois-bidons du grand conseil, qui pour s'approprier, réapproprier disaient-ils dans leur jargon, des valeurs auxquelles ils n'auraient jamais pu prétendre autrement, qui simplement pour survivre en se donnant plus de moyens à plusieurs. La bande se débrouillait pour gérer un certain nombre de bidouillage d'appartements correspondants aux besoins des uns et des autres, installant les connexions d'énergie en bidouillant les cartes de survie et en les réactivant.
Chaque appartement durait le temps d'être découvert et d'être expulsé par les administrateurs qui dans leur ensemble pensaient que ces valeurs détournés étaient détournées de leur poche sans plus d'analyse sur la réalité du processus. Il était vrai, officiellement du moins, que le processus n'intervenait en rien dans l'administration de la cité. A chaque appartement expulsé, lourdé comme ils disaient, les groupes qui tenaient encore accueillaient ceux qui venaient de se faire virer jusqu'à l'ouverture suivante. Les groupes de survie se défaisaient et se refaisaient alors au gré des affinités de chacun.
C'est ainsi qu'il avait cohabité quelques années durant avec Ricks et quelques autres de la bande à Samira. Ils se connaissaient aussi bien que l'on peut se connaître soi-même ou connaître l'autre que l'on fréquente régulièrement. C'est plus pour cette raison que Jacques préféra ne pas contrer Ricks directement. C'était inutile en effet de noyer le débat dans d'anciennes acrimonies bourbeuses et embrouilles personnelles diverses, cela ne ferait qu'ajouter à la confusion et à l'ambiguïté que Ricks s'ingéniait à alimenter pour son plus grand bénéfice personnel.
Et puis autant dire qu'il était trop rusé et trop fort pour lui. De plus, chaque fois qu'il l'avait croisé et entendu pérorer, il n'avait jamais réussi à faire la part des choses. Si ce gars là était sincère, alors il était fou, complètement dissocié, hémiplégique, la pratique d'un côté et la tchatche de l'autre. Si au contraire il était conscient alors c'était la plus belle des ordures, une royale crevure. Et au fil des années Jacques n'avait jamais réussi à trancher.
Trop d'éléments affectifs entraient en ligne de compte, probablement qu'il devait être les deux à la fois, un peu comme tout le monde, mais plus rusé et proche de la psychose que beaucoup. Rusé et conscient, sincère et fou également, pourquoi pas ? De toutes façons il était là, beaucoup de jeunes bidouilleurs lui ressemblaient, ils existaient et il fallait bien faire avec. Si un jour un nouveau monde pouvait être construit ce ne serait pas sans eux, malgré leur attitude négative et auto centriste. Cependant il avait mis longtemps à comprendre sa stratégie, rusé renard qu'il était et désormais il parvenait parfaitement à se contrôler et à s'empêcher d'intervenir, ce qui en soit était la meilleure des tactiques.
A écouter Ricks, tout devenait simple : rien ne pourrait jamais se construire, bouger c'était déjà trahir! Par delà la contestation systématique de tout ce qui pouvait être organisé par l'être humain avide de pouvoir, en remettant en cause tout fondement d'une existence collective quelconque, c'était son pouvoir individuel au sein de son collectif de potes qu'il préservait. Et pour cela il lui était nécessaire de critiquer toute forme d'établissement d'une force commune de lutte. C'est pourquoi il parlait. Utilisant toutes les contradictions inhérentes à chaque regroupement humain, en les prétendant indépassables, il caressait beaucoup dans le sens du poil, nul n'était besoin alors d'élargir la bande à des nouveaux venus emplis de tares et suspectés d'ignominies diverses, de la sorte ni son rôle ni ses prérogatives, encore moins ses propres tares ne seraient remises en question, il savait se préserver.
C'était tout cela qui se masquait derrière ces discours superbement attractifs et d'une logique morale absolue. Assuré d'être à vie dans le même groupe de copains à survivre le plus agréablement possible sans souci des heurs et malheurs de la multitude environnante qui "acceptait de se faire manipuler". S'ils subissaient leur sort de travailleurs, d'assistés ou de dépossédés c'étaient des cons rampants, s'ils se mettaient à vouloir s'organiser, révolter, lutter c'était pour avoir quelques miettes de plus et se faire récupérer, alors ils étaient toujours cons et manipulés. Lui seul et ses potes étaient purs assurément et possédaient la toute conscience qui leur permettaient de juger de haut tout un chacun.
Cela légitimait amplement de défaire ou d'empêcher tout fondement de ce qui pourrait mettre un frein à leurs appétits de jouissance individuels. Toute contrainte et toute limitation de leur propre puissance était combattue. De cette logique découlait l'ensemble de leurs choix et de leurs prises de position. Leur vie entière était prise dans cet étau-là. Comme assurément il était loin le temps où tout un chacun serait tellement pur et lumineux de toute conscience, il était loin le temps également où un espoir collectif s'interposerait entre eux et l'obtention satisfaite de leurs envies égoïstes.
C'était là leur seul objectif, quelqu'en soit le prix; la seule lutte réelle qu'ils menaient constamment, résolument et par tous les moyens ! Mais de tous, Ricks surnageait au dessus du lot tant il était parvenu à formuler un système cohérent de défense et d'attaque au service de ses besoins en tout genre, un système de pensée qui pouvait avoir l'apparence d'une philosophie, d'une éthique poussée de libération humaine. Peu leur importait d'être les seuls bénéficiaires de leurs combines et de leurs jeux et peu leur importait que leur survie se fasse au détriment du reste du monde, peu leur importait les conséquences de leurs actes et les inconvénients et les contraintes qu'ils faisaient supporter à autrui, eux seuls comptaient et Ricks savait s'y prendre pour fournir tous les arguments justificatifs à l'infini !
Pour l'heure, il pérorait doucement, sans hargne ni excès, on l'aurait dit parfaitement lisse et courtois, prévenant et aimable. Qui donc, à l'entendre, pourrait imaginer un seul instant la fourberie cachée sous ce visage angélique. Il en était à décortiquer les origines des pouvoirs des différents collectifs qui initiaient l'aventure, ce qui, avec une parfaite démagogie ne pouvait qu'attirer à lui de nombreuses sympathies des hésitants. Etant donnée la mélasse dans laquelle tous ici et leurs familles se vautraient chaque jour, il était facile de faire apparaître l'inefficacité pour ne pas dire la traîtrise des collectifs et organisations de lutte existants. Cela percutait à chaque fois.
Quelqu'un l'interrompit d'un coup. C'était un jeune de l’îlot insalubre, à la périphérie des cités, vers les champs et les forêts : "Mais qu'est ce que ça peut nous foutre qu'ils soient là, on sait que c'est leur rôle de se mettre en avant pour nous canaliser et nous étouffer, mais putain, c'est pas parce qu'ils sont là qu'on doit disparaître et ne pas s'organiser. Le problème de la bouffe, posé comme ça a été, on sait très bien à quoi ça va leur servir : ça va leur permettre de démobiliser les travailleurs les plus indignés, de faire jouer une fausse solidarité, de donner bonne conscience à certains pour ne rien faire, ça va permettre à beaucoup de continuer à se sentir supérieurs aux autres et comme ça on sera toujours un peu plus divisés, certains penseront qu'ils ont fait ce qu'ils ont pu et n'iront pas plus loin et les autres leur cracheront dessus et ne feront rien non plus.
Alors moi, je demande à tous ceux qui sont ici et qui sont les premiers à être touchés par ces rafles si on n'a pas envie d'autre chose que de continuer lentement à pourrir, si on peut pas utiliser ces premiers regroupements de travailleurs productifs et s'unir à eux pour constituer l'ébauche d'une force, continuer à s'assembler au dessus de nos divisions et reprendre collectivement notre avenir en main. On pourrait par exemple..."
Il ne put aller plus loin, le brouhaha submergea sa voix. Certains criaient : "Manipulation, Manipulation ! " D'autres : " On n'a rien à foutre avec les travailleurs qui nous lâchent leurs chiens et nous expulsent de leurs territoires ". Et Ricks, surmontant toutes les voix : "Pourquoi tu dis pas que tu fais partie de l'organisation, c'est où qu'il faut prendre sa carte ?"
Christian Hivert
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U.S.I.N.E. 1985 - Squat Riquet 1991