En plus de remiser au passage la lutte des classes, le « concept » de « classe créative » comprend évidemment les « grands penseurs de la société contemporaine », dont, les théoriciens et apologistes de ladite « classe créative », associés aux fractions « innovantes » de la classe bourgeoisie liées aux « secteurs à forte intensité de savoir » – « hautes technologies », finance, conseil juridique, culture et loisirs, etc.

On ne s’étonnera donc pas que l’ouvrage de Richard Florida The Rise of the Creative Class ait fait un tabac outre-atlantique et que son auteur soit devenu la coqueluche des maires des grandes villes des États-Unis. On pourra s’étonner, en revanche, qu’il n’ait pas été encore de même en France, où il n’a pas été encore traduit – bien que les discours à la gloire de la « multitude » à la base de la « vitalité créatrice des métropoles », colportées par le philosophe « post-marxiste » Antonio Negri et ses séides, fasse une large place aux ingénieurs, techniciens, professeurs, chercheurs, artistes et autres créateurs ou « créatifs » tels qu’architectes, paysagistes, plasticiens, designers, couturiers, romanciers et artistes à la mode, gens du show-business, etc.

La « classe créative » serait caractérisée par la Technologie, le Talent et la Tolérance. Cinq indices permettraient de définir une « ville créative » : indices de haute technologie (pourcentage d’exportation des biens et services de ce secteur industriel), d’innovation (nombre de brevets par habitant), d’actifs scolairement dotés (pourcentage de la population ayant au moins le bac+2 ou +3), de population gay (représentatifs du désir de réalisation de soi hors des normes traditionnelles) et de « bohémiens » (pourcentage d’artistes). Ces indices permettraient d’établir des classements et des stratégies pour gagner des places dans la « concurrence libre et non faussée » entre « métropoles ».

Cette présentation est dépourvue de toute pertinence scientifique. D’abord, les catégorisations utilisées sont imprécises : le champ des professions entrant dans le dénombrement de la « classe créative » est trop large. Ce n’est un conglomérat peu cohérent et peu stable de réseaux d’individus qui n’ont finalement en commun que les mêmes choix de consommation dictés par le même souci élitiste et normalisé de « différence ». Ensuite, associer la « classe créative » et le « développement économique » ne prouve rien dans la mesure où ce ne sont pas les individus qui favorisent ledit développement mais le mode capitaliste de développement – en fait le modèle d’accumulation du capital – à un certain stade de son évolution qui requiert tels ou tels types d’activités et donc d’actifs. Enfin, l’utilisation du terme de « classe » appliqué à « créatif » tend à évacuer le fait que ce qui continue à structurer la société sont des rapports de production. Or, en régime capitaliste, toute production est d’abord production de plus-value. Et cela vaut aussi pour la « création », quelle que soit la branche considérée.

Ainsi en va-t-il de la production de connaissances scientifiques et techniques, pour ne rien dire des marchandises culturelles, qui autorisent certains idéologues – Antonio Negri et sa suite en tête – à parler de « capitalisme cognitif », alors que la « matière grise » qui en serait, si l’on peut dire, le fondement, est achetée et vendue, au même titre que les « gros bras » ou les « petites mains » de la classe ouvrière, avec extorsion ou, au contraire, rétrocession de plus value à la clef selon la place occupée dans la hiérarchie sociale. L’avènement du soi-disant capitalisme cognitif témoigne simplement de l’élargissement de ce mode de production à des sphères d’activité qui échappaient jusque-là, partiellement ou complètement, à son emprise. Exemple : la loi LRU pour « réformer » l’université, qui place celle-ci sous la coupe du patronat.

Si elle est fausse et même mystificatrice, comme toute idéologie, l’hypothèse – présentée comme une réalité – de l’apparition d’une « classe créative » est, en revanche, fructueuse sur le plan de la publicité et de la propagande. En effet, elle met en scène un acteur urbain fascinant puisqu’il cumulerait un rôle clef dans l’essor économique de la ville (chose des plus sérieuses s’il en est puisqu’il conditionne la prospérité des citadins privilégiés) avec la « marginalité » et le « ludique » en matière de mode de vie et de culture, autrement dit la rébellion de confort et la subversion subventionnée. On comprend, dès lors, que les bobos en général, et les intellos branchouilles, en particulier, aient fait bon accueil à ce concept « novateur ».

À une époque où l’on célèbre le « changement urbain » (dans la continuité capitaliste) et où l’on apprécie tout ce qui peut faire « bouger » les villes (à condition que ce ne soit pas pour plus de justice sociale), l’idée que leur avenir dépend de l’« interaction » entre les « entrepreneurs performants » et les « créateurs » en tout genre (c’est-à-dire entre les bourgeois innovants et les néo-petits bourgeois passés à leur service) ne peut que satisfaire les uns et les autres. Par exemple, on n’aurait qu’à se féliciter comme le font certains sociologues alignés de ce que les « gentrifieurs élèvent le niveau socio-économique d’un morceau de ville en modifiant ses valeurs symboliques, contribuant ainsi de manière décisive au renouvellement urbain ». Un renouvellement qui va de pair, comme chacun sait, avec celui de la population des anciens quartiers populaires éjectée sans préavis au large de la « ville créative ».

On ne sera donc pas surpris que les mêmes observateurs patentés du monde urbain discernent dans la « classe créative » une « avant-garde des modes de vie ». À quelle « vie » mène cette avant-garde (auto)proclamée ? Et à quelle survie tous ceux qui n’en font pas partie ? C’est évidemment là, pour les penseurs autorisés ou les philosophes de pacotille de l’urbain, des questions hors-sujet.

Jean-Pierre Garnier

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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).