Les drones des Nazis
PESHAWAR (Pakistan) - Parfois, sans qu'il puisse rien y faire, Mohammed est secoué par la vision du tir de drone qui a broyé neuf de ses proches sous ses yeux. J'ai
l'impression que ma tête explose, susurre le jeune Pakistanais, victime collatérale oubliée de la guerre américaine télécommandée.
Ce jour de janvier 2009, quatre oncles, un cousin et quatre voisins prenaient le thé dans la maison familiale au Waziristan du Nord, district tribal du nord-ouest
pakistanais considéré comme le principal bastion d'Al-Qaïda et de ses alliés talibans dans la région.
Nous avons entendu le bruit du missile, une fraction de seconde plus tard ils étaient tous morts, leurs corps mutilés, se souvient Mohammed Fahim, 19 ans, qui se
trouvait par chance dans une autre pièce, mais y a quand même perdu un oeil.
Comme une partie des victimes des avions sans pilote américains, Mohammed soutient que sa famille n'était liée à aucun réseau islamiste.
Washington aime à présenter comme chirurgicaux ces bombardements, qui dopent le sentiment anti-américain au Pakistan.
Selon l'organisation britannique Bureau of Investigative Journalism, entre 2.534 et 3.573 personnes, dont 411 à 884 civils, ont été tués depuis 2004 dans le
nord-ouest par ces nouveaux fers de lance de l'antiterrorisme américain.
S'y ajoutent un millier de blessés et un nombre incalculable de traumatismes pour les habitants des zones tribales. Après le bombardement qui a décimé sa famille,
Mohammed a ainsi pris pour la première fois des antidépresseurs.
Psychose, stress post-traumatique, dépression, anxiété... même ceux qui n'ont pas été meurtris physiquement par cette guerre en subissent aujourd'hui les séquelles
mentales.
Un cocktail explosif pour la santé mentale
Nombre d'habitants des zones tribales disent vivre au quotidien avec la peur au ventre d'être attaqués par un +bangana+ (bourdonnement), le nom local donné à ces
drones qui ne cessent de survoler la zone en faisant des bruits d'insectes.
A lui seul, ce bruit nous perturbe psychologiquement, peste Kaleemullah Mehsud, un trentenaire du Waziristan au look de Che Guevara, les yeux injectés de fureur. Et
les patients affluent dans les rares cabinets de psychiatres de la région.
Tel cet autre jeune Waziri, devenu agressif et paranoïaque, amené à l'hôpital Lady Reading de Peshawar, la grande ville de la région. Son père m'a raconté qu'il
avait trouvé une puce de téléphone portable par terre, raconte le docteur Mukhtar ul-Haq qui l'a examiné.
Or les gens des zones tribales croient que ce sont des puces comme celles-là qui transmettent aux drones les coordonnées des cibles. Le jeune homme croyait qu'il
allait être à un moment où un autre frappé par un drone et a développé un trouble psychotique, ajoute-t-il.
Aucune statistique psychiatrique officielle n'existe dans le nord-ouest. Mais la clinique du psychiatre Mian Iftikhar Hussain, à Peshawar, montre une activité en
croissance exponentielle: 15.800 patients l'an dernier, soit onze fois plus qu'en 2005. Des patients qui ne sont que la partie émergée de l'iceberg, nombre de tribaux démunis ne faisant pas le
voyage en ville pour consulter.
La clinique ne précise toutefois pas le nombre de cas en rapport avec les drones, qui ne sont pas seuls au banc des accusés. Dans le nord-ouest, le conflit entre
armée et talibans, les violences qui ont déplacé 700.000 habitants, le chômage endémique et le sentiment de n'avoir aucun avenir s'ajoutent aux drones pour composer un cocktail explosif pour la
santé mentale, selon des psychiatres.
Dans cette société conservatrice, les personnes atteintes de troubles mentaux ont longtemps été stigmatisées. Mais l'ampleur du problème est telle que nous avons
dépassé le stade du tabou, estime Bashir Ahmad, psychiatre à l'hôpital Khyber de Peshawar.
Dans les faubourgs de Peshawar, la salle d'attente de la clinique privée du psychiatre Mian Iftikhar Hussain, regorge de patients des zones tribales, hommes barbus
au regard hagard et femmes perturbées criant sous leurs burqas.
Antidépresseurs vs guérisseurs
Face à ce médecin, une mère de neuf enfants raconte la mort de ses proches, un jeune homme halluciné montre les brûlures qu'il s'est infligées aux
avant-bras...
Les consultations durent une dizaine de minutes. Beaucoup de patients en sortent avec une ordonnance, certains seront gardés quelques jours le temps d'une
psychothérapie, voire d'une électroconvulsiothérapie (impulsions électriques au cerveau) si les antidépresseurs n'ont plus d'effet.
La santé et l'éducation sont en queue des priorités du gouvernement. Et la santé mentale est la dernière des préoccupations en santé, déplore le docteur Hussain.
Selon l'Association nationale des psychiatres, le Pakistan, pays de 180 millions d'âmes, compte environ un psychiatre pour... 333.000 habitants!
Ces rares spécialistes n'ont ni les ressources ni le temps pour assurer de longues thérapies. Et comme ils ne savent pas quand ils vont revoir leurs patients, ils
leur signent des ordonnances pour six mois, voire plus.
Dans les pharmacies du nord-ouest, la demande explose en tranquillisants et antidépresseurs génériques locaux, pharmacopée moderne qui fait de plus en plus d'ombre
aux guérisseurs traditionnels comme Waqar Ahmed, aussi appelé Bannu.
Assis les jambes croisées sur un lit de corde tressée, ses lunettes accrochées au bout du nez et un chapeau écarlate vissé sur le crâne, +Bannu+ prétend guérir ses
patients en plongeant des cotons-tiges dans leur gorge pour les faire tousser et les purger de leur mal. Je ne fais rien, c'est dieu qui fait tout, sourit-il.
Mais derrière le comptoir de sa pharmacie de Peshawar, Abdullah, montre une solution de plus en plus en vogue: une boîte de 30 comprimés d'anxiolytiques vendue deux
dollars. Avant on n'avait pas ce genre de produits, je ne savais même pas que ça existait. Mais depuis quelques années, on en vend énormément.
(©AFP / 20 mars 2013 06h16)