Le pouvoir blanc des nazis
Le débat sur le passé colonial français est-il en train de déraper ?
C’est d’abord l’incrédulité puis la colère qui a saisi, le mois dernier, le milieu des historiens. Comment le Parlement d’une vieille démocratie comme la France a-t-il pu laisser passer pareille aberration ? Au cœur de l’affaire, la loi du 23 février 2005 sur les Français rapatriés, visant essentiellement à indemniser les harkis. Que dit cette loi, et plus précisément son article 4, adopté en juin dernier sans que personne alors y trouve rien à redire ?
Le texte s’érige en donneur de leçon d’histoire et demande aux programmes scolaires d’enseigner, « en particulier », « le rôle positif» de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord. Dans une pétition intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle », un millier d’universitaires ont demandé son abrogation. Gérard Noiriel, directeur d’études à l’Ehess, l’Ecole des hautes études en sciences sociales, fustige ce dangereux précédent: « Si l’Etat lui-même donne l’exemple de ces détournements partisans de l’histoire et si nous acceptons sans broncher, alors nous n’aurons plus d’arguments contre tous ces entrepreneurs de mémoire qui utilisent le passé pour cautionner leurs intérêts du présent. Ceci est d’autant plus important qu’aujourd’hui on voit émerger des groupes qui tentent de confisquer l’histoire à leur profit ». Et Gilbert Meynier, spécialiste de l’histoire du FLN algérien, de dénoncer de la même façon « cette loi inepte et stupide qui va susciter des âneries symétriques... ».
Christian Vanneste, le député UMP du Nord, auteur de la disposition contestée, affirme avoir entendu « vaguement» parler de la pétition des historiens, publiée dans Le Monde (« un journal de gauche que je ne lis pas»), mais prétend que « c’est le rôle de la loi de dire le contenu de l’enseignement et de donner aux citoyens des buts d’éducation civique »...
Guerre d’Algérie, traite négrière, massacres de populations... depuis quelques mois, le passé colonial de la France affleure à tout moment dans le débat public. On pourrait s’en réjouir, après tant d’années de déni et d’occultation d’une histoire qui d’ailleurs n’est enseignée en France que par une poignée d’universitaires. L’ennui est que ces pages d’histoire invoquées en vrac menacent toujours d’être récupérées à des fins partisanes ou communautaires.
L’historien spécialiste de l’Algérie Benjamin Stora raconte, par exemple, comment il a dû quitter sous escorte policière le dernier Salon du livre, à Paris. Bouge dans ta tête, son émission hebdomadaire sur France Culture qui avait pris pour thème « Comment peut-on finir la guerre d’Algérie ? », s’est finie... sous les anathèmes et les menaces de partisans de l’Algérie française. « De telles passions encore aujourd’hui peuvent paraître inimaginables. On se serait cru aux lendemains de la guerre d’Algérie ! » confie l’historien éberlué par tant de haine. « Nous sommes face à un grand danger, cette guerre des mémoires nous entraîne sur une très mauvaise pente, poursuit l’auteur de La Gangrène et l’Oubli (éd. La Découverte, 1991), qui n’a cessé d’œuvrer pour que ce passé resurgisse.
Depuis une dizaine d’années, la France explore son histoire coloniale et nous sommes, de facto, sortis de l’occultation. Mais nous vivons maintenant les effets pervers de ce grand remue-ménage. Le couvercle de la mémoire s’est soulevé et certains groupes, qui s’étaient tus pendant des années - des pieds noirs et des harkis notamment -, veulent se faire entendre dans le débat public. Des mémoires de revanche, en quelque sorte, sont en train de s’exprimer puissamment. » Les hommes politiques ne s’y sont pas trompés, qui savent les relayer à des fins souvent électoralistes. Au Parlement, comme on l’a vu avec la loi de février 2005. Mais aussi sur le terrain : Benjamin Stora cite pour exemple les futurs « musées » de l’Algérie ou de l’Outre-mer qui, à Marseille ou ailleurs, soignent, d’après lui, les « clientèles» pied-noire et harkie.
Mais, phénomène nouveau, ce grand déballage du passé colonial ne se limite plus aux anciennes générations qui ont connu ces événements. II intéresse aujourd’hui des jeunes qui n’ont pas vécu cette période dans leur chair. Un appel publié dans la presse et sur Internet, en janvier dernier, sous le titre volontairement provocateur « Nous sommes les indigènes de la République ! », a suscité un débat houleux, mais salutaire. Lancé par de jeunes - et moins jeunes - Français « issus de l’immigration maghrébine », comme l’on dit, appuyé par des « noms » comme Magyd Cherfi (le chanteur de Zebda) ou l’éditeur François Gèze, ce texte pamphlétaire destiné à secouer les esprits fait le lien entre excolonisés et nouveaux discriminés d’origine arabe et africaine dans la France d’aujourd’hui.
« Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration postcoloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation », dit le texte, qui demande à la France de mettre « un terme aux discriminations racistes dans l’accès au travail, au logement, à la culture et à la citoyenneté », Ce rassemblement de signataires de gauche et d’extrême gauche en appelle à des « Assises de l’anticolonialisme» qui auront lieu début juin. Il convie également les Français à une « marche du 8 mai », commémorant l’autre 8 mai 1945, ce massacre qui fit des milliers de morts dans la région de Sétif en Algérie, le jour de la fête de la victoire sur le nazisme.
Depuis des années, à travers ses travaux sur les « zoos humains» ou sur l’imaginaire colonial, l’historien Pascal Blanchard a disséqué, lui aussi, cette « fracture coloniale» qui marque encore profondément l’inconscient collectif français. Pour ce jeune chercheur associé au CNRS et pour ses collègues de l’Achac (Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine), il ne fait pas de doute que « le schéma colonial imprègne encore bien des logiques étatiques [...]. L’Etat, du moins une partie de son administration, conserve une logique de "bureau arabe" [bureaux dirigés par des militaires qui servaient au contrôle de la population algérienne à l’époque de la colonisation, NDLR ] dans certaines parties du territoire national [...].
Le ministère de l’Intérieur, depuis quinze ans, ne préfère-t-il pas traiter avec les religieux, même islamistes, plutôt qu’avec des laïques revendicatifs? ». Pascal Blanchard se souvient de sa surprise quand, il y a quelques années, il s’est retrouvé assis aux côtés d’un gradé militaire dans une réunion sur la politique de la ville - l’armée, consultée sur les banlieues, dans une logique sécuritaire... « Comparaison n’est pas raison », reconnaît l’historien, mais tout cela rappelle fortement aux neuf à dix millions de Français ayant un rapport avec l’histoire coloniale que « de "l’indigène" au "sauvageon", la boucle semble bouclée ». Fort de ce constat, Blanchard et les historiens de l’Achac ne proposent pas d’en appeler à la repentance de la France mais tout simplement de « reconnaître la période coloniale dans toute sa complexité ».
Pourtant, Pascal Blanchard n’a pas signé la pétition des « indigènes de la République ». Pas seulement à cause des quelques maladresses et outrances de vocabulaire de l’appel. Mais parce qu’il pense, comme l’avait en son temps souligné le défunt Frantz Fanon et comme y insiste Albert Memmi, l’auteur du lumineux Portrait du colonisé, que se réapproprier le terme d’« indigène» équivaut à reprendre la posture coloniale. Ce « nous, les indigènes» sonne très « ethnicisé », estime Pascal Blanchard, « alors que cette histoire coloniale devrait justement appartenir à tous les Français »
Ethnicisation des débats, communautarisme... Quand ils ne sont pas traités de « nouveaux racistes», dans l’hebdomadaire Marianne, par un Jean-François Kahn emporté par sa fougue pour défendre la République en danger, les « indigènes» sont fréquemment accusés d’être des diviseurs. Signataire de l’appel, la sociologue Nacira Guénif s’en défend: « Ce reproche n’est pas nouveau: les féministes, puis les homosexuels ont été accusés en leur temps de "communautarisme". Ce soupçon a fini par s’évaporer. [...] La discrimination sociale, en créant des catégories, oblige les individus stigmatisés à lutter en tant que catégorie [...]. Ce ne sont pas les individus ainsi regroupés de l’extérieur, victimes de ce processus, qui ont créé ces catégories».
A gauche comme à droite, beaucoup d’hommes politiques reconnaissent aujourd’hui - et c’est nouveau - ce que disent les études depuis longtemps, à savoir les importantes discriminations qui touchent les Français d’origine arabe ou africaine et les étrangers de couleur. La députée de Guyane Christiane Taubira, personnalité pourtant connue et influente, nous raconte en aparté comment elle a failli se voir refuser un appartement il y a quelques années, ainsi que les contrôles de police au faciès qui n’ont pas épargné son fils: « On parle de citoyenneté, alors que la République dénie à ces jeunes les attributs de la citoyenneté. Quand un ministre délégué à l’Enseignement comme Xavier Darcos s’en prend en 2003 à "l’insolence des immigrés arabo-musulmans de la troisième génération qui ont du mal à s’insérer dans le monde du travail et qui ont crié vive Ben Laden après le 11 Septembre...", ne croyez-vous pas que le mauvais exemple est donné au plus haut niveau? » s’insurge la députée de gauche qui a donné son nom à la loi de 2001 reconnaissant comme crime contre l’humanité la traite négrière. Mais Christiane Taubira voudrait dépasser l’équation selon laquelle les colonisés d’hier sont les discriminés d’aujourd’hui. Elle a combattu les « propos inadmissibles de Dieudonné» poussant à l’affrontement des mémoires et des communautés - Noirs contre Juifs -, et ne veut pas que ce passé colonial devienne un alibi face aux rancceurs accumulées: « Ne comparons pas les génocides les uns par rapport aux autres. Il n’y a pas de souffrance plus élevée qu’une autre. Il faut s’extirper de ces mémoires, ne pas être prisonnier de ces passés. Je ne suis pas là pour mettre la France sur le banc d’accusation, même s’il faut continuer d’explorer l’histoire coloniale.
Ce qui est en jeu n’est pas la place des Noirs ou des Arabes mais notre identité nationale. Il faut que la France se reconnaisse enfin comme elle est, une mosaïque. Pour l’instant, les discours, le pouvoir d’en haut restent très blancs. » Il devient donc urgent que cette « politique de l’égalité» qu’appelle aussi de ses vceux le chercheur Patrick Weil devienne réalité. Car les frustrations devenues colère des « indigènes de la République» montent. Des millions de Français attendent de ne plus être qualifiés « d’origine immigrée» et demandent à la France sinon qu’elle revisite son passé colonial, au moins qu’elle applique sa devise républicaine d’égalité. « La République française est paradoxale, écrit Patrick Weil dans son dernier ouvrage (La République et sa diversité, éd. du Seuil). Elle a placé depuis la Révolution l’égalité des droits au cceur de ses valeurs. Elle a, depuis plus d’un siècle, une expérience de l’immigration unique en Europe. Et pourtant, confrontée à la diversité culturelle, elle tend d’abord à oublier, voire à violer ses propres principes, avant de céder à leur application dans les plus mauvaises conditions. »