Internet, la liberté violée
confessions d'un voleur
La liberté confisquée
editions du Cherche Midi 2002
13.
Conclusion
L’économie libérale n’a pas de beaux jours devant elle. Les chiffres les plus froids le montrent : même les pratiques
actuelles qui tendent à faire disparaître du réseau tout ce qui n’est pas commercial, même avec des lois qui ne protègent que les commerçants, même avec des noms de domaine réservés aux
seuls mar- chands, ce que le public vient chercher sur le réseau c’est un contact avec autrui, une expression citoyenne différente de ce qu’il peut trouver dans le monde de spectacle et de
mensonge qui l’entoure.
Les sites les plus visités dans le monde sont les moteurs de recherche, viennent ensuite ceux qui hé- bergent des pages personnelles. Les sites marchands,
au-delà d’une poignée de spécialistes, sont beaucoup
244 CONFESSIONS D’UN VOLEUR
moins visités. Selon l’équipe de Statisticator1, les trois plus gros sites de commerce français (jeuxvideo.com, boursorama.com et consors.com) accueillent de
trente mille à quarante mille visiteurs différents par jour. C’est l’audience d’un petit journal local, pas celle d’une entreprise qui vaut plusieurs milliards et qui est cotée en Bourse. Le
site du Monde diplomatique, à lui seul, représente une moyenne d’environ cinquante mille pages vues par jour. Autant, sinon plus, que le site de L’Oréal et, pourtant, il ne vend rien. Un pe-
tit hébergeur de pages personnelles comme Le Vil- lage reçoit quarante-sept mille visites quotidiennes, un gros hébergeur un peu médiatique comme Respu- blica en reçoit plus de deux cent
mille. Ce sont ces sites non marchands qui attirent le public et qui font le succès du réseau et ce sont eux que les commer- çants voudraient éliminer parce qu’ils leur font trop de
concurrence.
La situation du commerçant sur l’Internet est au- jourd’hui celle du vendeur de souvenirs à la sortie du musée qui se plaint que le public vienne plutôt pour
visiter le musée que pour lui acheter ses babioles. L’Internet montre à l’évidence que le modèle écono- mique ultralibéral est suicidaire. En cherchant par tous les moyens à faire taire
l’expression publique et ci- toyenne, les cyber-marchands reproduisent à l’iden- tique leurs schémas concurrentiels dans un monde qui n’existe que par la participation de chacun et qui dis-
paraîtrait sans la coopération de tous.
1http://www.statisticator.com.
CONCLUSION 245
Le coup d’État permanent
Imaginez une société dans laquelle chaque citoyen pourrait publiquement dénoncer les dérives du pou- voir. Une société dans laquelle les citoyens pourraient
faire pression sur leurs dirigeants en contactant faci- lement et directement les médias, en écrivant directe- ment à leur député et en créant des groupes internatio- naux qui pousseraient
dans la même direction jusqu’à ce que leurs revendications soient écoutées. Une so- ciété dans laquelle n’importe qui serait entendu pour peu qu’il apprenne à utiliser sa nouvelle
liberté, à s’ex- primer en public, à confronter ses idées et ses opinions à celles des autres. Où tout le monde saurait débattre, dialoguer et discuter, sans perdre ses moyens, sans
crainte de se faire taper sur les doigts. Sans journaliste pour recadrer le discours et sans directeur des pro- grammes pour choisir son message. Alors qu’aupara- vant nous ne pouvions exposer
nos préoccupations en public qu’à l’occasion de rares manifestations de toute façon récupérées par les partis ou les syndicats.
Un site Web, même s’il n’est visité par personne, est un premier pas. Et il en existe des millions, déjà, de premiers pas. Viennent ensuite les forums publics,
qui apprennent la confrontation, qui apprendront à ou- blier les idées prémâchées et à organiser ses argu- ments pour les rendre de plus en plus convaincants. Puis arrive l’envie de mettre
concrètement en œuvre ces leçons de liberté, de responsabilité et d’implica- tion. Beaucoup voudront appliquer au monde ce qu’ils
246 CONFESSIONS D’UN VOLEUR
auront appris de l’Internet, c’est-à-dire le partage et la responsabilité. Il n’est toujours pas interdit d’inter- dire, mais il est devenu presque impossible
d’interdire de parler.
C’est là qu’il faut chercher et trouver l’Internet, dans la liberté d’expression rendue au plus grand nombre par un simple outil qui organise la cacopho- nie.
L’Internet n’est sûrement pas un espace de liberté sans limites mais il est, à coup sûr, le lieu très peu commun de la liberté d’expression. Les régulateurs ont bien des soucis à se faire
et, si on peut dire encore une fois «Messieurs les censeurs, bonsoir», ce sont les censeurs eux-mêmes qui devront quitter le plateau cette fois. Cette liberté, sachez la conserver, quand vous
l’aurez, vous aussi, retrouvée. Quand vous aussi, vous serez enfin devenus des voleurs.
CONCLUSION 247
Remerciements
Merci aux bruiteurs et aux freenixiens pour leur aide, et à Virginie qui a rendu ceci possible.