Toi mon toit
Il existe, à travers le monde, de rares êtres submergés d’une contemplation attentive de leurs contemporains. Des filles ou des garçons provoquent sans le vouloir des cascades d’émotions incontrôlées tout le long de leur parcours. La plupart du temps, ce sont des êtres juvéniles.
Mais pas seulement. Que peuvent-ils bien avoir de mieux que l’ordinaire dépourvu d’attentions, d’égards et de regards ? Ils ne sont pas plus pétillants, ni plus lumineux, ni aucun autre terme injuste semblant déterminer leur particularité. Ils n’ont pas plus de qualité à Première vue.
Ils ne sont pas plus adéquats que qui que ce soit à un quelconque idéal de transfiguration humaine. Ce ne sont pas des hommes nouveaux ni des surhommes, ni des champions d’une quelconque catégorie. Ils ne sont pas différents physiquement, non plus que moralement.
Ils n’exercent pas de métier acquis par naissance comme l’on pourrait dire de nos têtes couronnées, dont le moindre gazouillis intestinal anime l’espoir des paparazzis et alimente les pages des revues échotières. L’envie d’une vie aisée, ou des liens garantis, les fera peut-être stars.
Ou top-modèles, produisant les clinquants et merveilleux rêves consommés par la population ordinaire. Ce ne sera qu’une conséquence, une utilisation bénéficiaire de leur aura positive. Tous les gens que le monde unanime trouve beaux ne sont pas sur le même modèle.
Ils n’ont que très peu de points communs entre eux. Ce serait impossible de catégoriser le type de beauté universellement reconnue à laquelle ils appartiennent. Puisque, justement, les regards unanimes les dévisageant et les cloîtrant déterminent leurs qualités.
Ils n’ont pas à se livrer à un quelconque exercice ni à faire aucun effort pour que cela leur arrive. C’est le regard porté sur eux. C’est une donnée précise de leur être, la seule chose, ils sont vus. Ils engendrent un enthousiasme incomparable chez leurs proches et leurs rencontres.
Kahina s’épiait distraitement dans le reflet des vitrines et miroirs des devantures de magasins. En se passant langoureusement la main dans ses cheveux ébouriffés, tous les trois pas. Depuis sa toute petite enfance le regard des autres avait toujours tressailli à son apparition, tremblé.
Les hommes se retournaient, pleins de désir, et les femmes se détournaient, pleines d’envie. Jusqu’à cette vieille femme lui déclarant, péremptoire, le jour de ses douze ans :
— Toi tu seras comme la môme Piaf, d’ailleurs tu lui ressembles, t’auras plein d’amants, comme elle !
Elle avait ri. Il ne lui avait pas été possible d’échapper à la réalisation de cette prophétie. Tout en marchant tranquillement, son séant rondelet au soleil, cette traînée de désir se vaporisait dans ses traces et lui avait laissé un nom susurré par les femmes, sifflantes dans le secret de leur fureur.
C’était sa marque de fabrique. Elle était née, elle avait grandi comme cela. Plus elle grandissait, plus elle avait travaillé son aspect. À savoir, elle n’avait rien travaillé du tout. Elle avait mollement laissé faire les hasards des modes et s’habillait d’un rien froissé, plus nue.
Laissant s’exprimer au maximum son corps brut de peau, portant comme seul artifice le minimum du tissu lui permettant d’affronter la traversée des rues de l’arrondissement sans attenter à la pudeur définie par nos lois, son incitation coquine la couvrait, la livrait frissonnante.
Elle n’était pas comme de ces filles de son âge s’attifant et se pomponnant, se déguisant tous les jours en reines de carnaval, ni comme ces autres s’appliquant à copier assidûment la forme vestimentaire la plus à la mode des magazines féminins, elle ne les parcourait pas.
Non plus comme celles, plus ordinaires, recherchant inlassablement les nippes les plus adaptées à leur caractère, leur bourse et leur goût. Non ! Elle faisait simple, d’un style franc et direct, avec suffisamment de peur dans la décontraction pour générer une excitation, sans plus.
Dès le printemps, elle se faisait rosir les cuisses nues en jeans usés, coupés façon short. Ou bien virevoltait nonchalante en robe noire, déboutonnée sur le devant jusqu’à mi-cuisse, en sauvageonne de la rue, les cheveux jamais démêlés ; boulevard de Charonne, elle mouillait.
Les vieux Arabes dépensant leurs Assedic et leurs retraites au comptoir de leurs cousins kabyles, guettaient et commentaient son passage. Elle aimait bien se promener dans tout le quartier. Elle passait des heures ainsi à emmagasiner en elle leur désir fluide, les faisait bander.
À se faire palpiter au vent discret d’un début d’été ou d’une fin d’automne. Dès le mois de mars, et bien qu’elle fût frileuse, les Premiers rayons de soleil la voyaient éclore, membres nus, d’une étoffe rescapée de l’an passé. Aux cultivés ordinaires elle évoquait Esméralda, Nana, Carmen.
Casque d’or et tant d’autres sur le corps desquelles se vrillait de loin le regard concupiscent des mâles. Elle avait dans sa démarche un air de bouderie molle semblant la rendre disponible à tous les souffles, rythmée par ces regards machinaux adressés à ses reflets habituels.