Mensonges et vies doubles
Des fois il avait envie de dire stop, mais il était déjà allé trop loin, il avait déjà donné trop de gages, il avait accepté trop d'adaptations de son être, trop de renoncements intérieurs jalonnaient son long parcours pour conquérir la place au chaud convoitée. Reculer ou s'arrêter finissait par vouloir dire s'anéantir !
Et puis en fonction de ce qu'il avait vécu, de comment il avait été éduquée par sa mère loin de toute famille et comment les sacrifices et les espoirs mis en lui avaient tracé, gravé sa route, il ne pouvait renoncer à cet aboutissement de tant d'efforts consentis. Il ne pouvait pas fuir. Sa destinée était là, il ne pouvait s'y soustraire.
Les dés, même s'ils étaient pipés, avaient déjà été jetés ! Et cette sourde acrimonie qui existait entre son père et lui, comme s'il l'accusait de lui avoir ravi sa femme, sa mère. Qu'y pouvait-il ? Il n'avait rien choisi, et de connaissance d'homme, ça avait toujours été ainsi, même si certains s'imaginaient que...
Il rêvassa un moment, il s'était déconnecté déjà, son temps de veille était over, il tenta de profiter de son temps de "Liberté" coincé dans son igloo de Plexiglas. Il interrompit son vidéocom et se brancha sur la bibliothèque télélasero-filmée.
Il avait commencé un vieux roman datant d'il y a deux siècles : "Les Misérables" de Victor Hugo.
Il s'y passionnait placidement. Cosette posait son seau, au bord de l'épuisement, mouillée, crottée, humiliée aux petits bras frêles, et Jean Valjean, majestueux vagabond apparaissait, ayant tout perdu, il ne pouvait faire moins que de compatir, il se baissait, ramassait le seau et raccompagnait Cosette chez ses tourments. Les thénardiers tenaient sagement leur rôle de souillures humaines.
Ca tombait bien, Valjean, ex maire, ex bagnat, ex pauvre venait sauver encore plus démuni que lui. Il rachèterait la Cosette et en ferait sa fille. Que c'était superbement écrit. Ca lui remontait presque le moral. L'histoire malgré tout progressait, on ne savait dans quel sens, mais elle progressait !
Gaëlle n'avait nulle envie de nuire à ce garçon dont elle attendait la venue. Il fallait qu'elle se dégage de l'emprise du valet radioniqué dont elle avait suivi le délire jusqu'à présent. Rien n'était clair dans son histoire, même si elle n'arrivait pas consciemment à mettre le doigt sur le détail qui clochait, elle savait, elle sentait qu'elle s'était fait emberlificoter.
Ce vérificateur préparait une sale histoire, il fallait qu'elle s'en ouvre à Serge. Sans pour autant laisser filtrer la moindre parcelle des sentiments qu'elle éprouvait. Peut-être patienter encore un peu, lui laisser faire quelques pas, quelques gestes avant de répondre par un consentement libérateur. Oserait-il la toucher aujourd'hui ?
Il fallait qu'ils aillent se promener. Ils seraient plus tranquilles. La robe légère qu'elle choisirait et les haltes à l'ombre feraient certainement avancer les choses. La tension de l'attente lui chauffait le sang et lui ramollissait les cuisses. Elle n'avait plus envie d'attendre, il fallait provoquer, elle voulait ce corps sur elle, elle voulait ce garçon avec elle. Il lui plaisait trop.
Pendant ce temps, Serge, troublé par les doutes du Père Tivlet se dirigeait sans hâte vers ce qu'il ne savait encore être son bonheur. Il avait beau remettre tous les éléments en sa possession en tous sens et en tout ordre, il n'arrivait pas à se convaincre de la duplicité de cette fille.
Alors il se traitait d'amoureux aveugle, se forçait à se reprendre, tous ses souvenirs étaient là pour attester de l'authenticité des gestes et des sourires de la jeune fille. Elle ne pouvait avoir feint. Il ne pouvait le croire. Restait qu'elle puisse être manipulée à son insu. Mais comment ? Et dans ce cas, comment agir !
Les conseils du vieux étaient toujours disponibles, mais il répugnait à ne pas savoir résoudre l'énigme seul. Il savait bien que l'on pouvait depuis longtemps diriger les espoirs et les volontés de beaucoup en pesant savamment sur les instincts, les frayeurs et les passions. Mais comment pouvaient-ils amener un individu à en séduire un autre à son insu. Maintenant, il est vrai, certains détails lui revenaient en mémoire.
C'était Gaëlle qui s'était placé sur son chemin afin qu'il la remarque. Et depuis elle savait d'instinct entretenir son appétit, presque tendrement. Elle le retenait, le voyait sans déplaisir, l'engageait à revenir. Comment être sûr de lui plaire ? Il voulait bien prendre le risque d'être trompé, mais comment s'en apercevoir ? Qu'est ce qui faisait la différence entre l'affection feinte et le transport d'un être vers un autre ? Et puis il se rendait compte de sa facilité à adopter cette méfiance. Ses intentions étaient-elles si claires que cela pour qu'il puisse à ce point dresser la carte de ses exigences ?
Quelle en était l'importance et qu'espérait-il ? Ses hormones le poussaient irrésistiblement à écarter les dangers pour fondre sur la proie et l'enlacer et son esprit, guidé par sa peur de souffrir, tentait de l'immobiliser sur place.
Or s'il faisait le moindre mouvement, c'était bien évidement en direction de cette petite villa qui abritait l'objet de ses désirs. Et il était suffisamment honnête avec lui-même pour reconnaître qu'il n'avait que peu réfléchi à ce qu'était Gaëlle hormis son corps qu'il désirait contre lui !
C’était donc cela qu’il avait à faire, la rencontrer, la reconnaître, et lui-même se dévoiler, s’ouvrir, et il fallait bien que cela se passe au travers des caresses enivrantes qu’ils attendaient l’un de l’autre.
Pour ce qui était des intrigues, puisqu’il en avait l’intuition grâce au vieux, elles ne pouvaient s’immiscer entre eux que sur l’accord explicite de l’un des deux. Avec cette information, il ne tenait qu’à lui d’être sur ses gardes et de savoir mettre en branle la prééminence de leurs émotions réciproques, de se laisser aller à la consommation de leurs rêves affectueux, de savoir se retenir l’un l’autre dans la complicité des confidences sauvegardées. Oui, ce n’était pas possible autrement !
Il fallait qu’il sache , avant qu’il ne parte, s’il partirait avec Gaëlle pour être à deux dans leur vie ! Et pour cela il fallait accepter rapidement le risque de se tromper, de tromper ou d’être trompé ! « La main aux seins ! » comme lui avait dit le vieux, et il faillit éclater de rire.
C’est donc l’air extrêmement gai qu’il se présenta à la porte furtive de ses espoirs amoureux.
Gaëlle avait, depuis un moment déjà, réussi à masquer son trouble et à dérouter les effluves angoissées de l’attente. C’est très fermement qu’elle empoigna la porte pour l’ouvrir dés le tintement mesuré de la sonnette. Un rayon de soleil éclaira son sourire et faillit terrasser le jeune homme.
Ce n’était pas Dieu possible ! Le sourire irradiait jusqu’à la naissance des seins dévoilés par l’échancrure de la robe, cette robe semblait n’avoir été conçue que pour être chiffonnée, pressée, étirée, déchirée, retirée, jetée ! Il s’en retint d’autant plus aisément que sa fébrilité et son appréhension venaient de lui flamber une bonne part de son énergie.
Il ressentit comme un gigantesque vide suivi d’une brusque bouffée de chaleur envahissante. Presque terrassé par la fluctuation rapide de son équilibre sanguin, il eut cependant la force d’ouvrir la bouche et de laisser passer quelques mots machinaux et maladroits.
S’aperçut-elle de ce malaise violent que nulle marque apparente dans son attitude ne vint perturber l’équilibre de sa tranquille assurance et sa courtoise gentillesse ! Serge pénétra dans la douceur de l’ombre à la suite de ses interrogations.
La fraîcheur des murs anciens le réconforta et le rassura. A peine eut-il le temps de se demander par quoi il devrait commencer que la voix douce qui le précédait le fit tressaillir.
« Il fait si beau, on va sortir par le jardin et se balader, tu veux ? »
« Oui, bien sûr ! »
Ils se turent tout le temps de traverser les larges pièces de la maison, de humer le parfum entêtant des pistils d’un printemps consommé, de franchir les haies d’habitations et de jardins entretenus avec soin, de marcher dans la chaleur naissante de l’été proche, de se laisser enrober par la suavité tiède foulée à leurs pieds.
Leurs souffles avaient pris le temps de s’apaiser, leurs pas de ralentir, leurs esprits de se ressaisir, leurs mains de se glisser l’une dans l’autre, leurs regards de s’affronter patiemment, craintivement, simplement.
« Il faut que je te dise.... »
« Non, s’il te plaît attends ! »
Elle avait d’instinct jeté toute sa tendresse dans cette injonction. Elle était soulagée et en même temps ennuyée. Maintenant qu’ils s’étaient si subitement et si clairement dévoilés, plus aucun de ses plans n’étaient de mise. Elle ne savait si elle n’en était pas un peu frustrée ; mais aussi tellement légère, sereine.
Tout son assemblage de situations, de mots et d’idées ne ressemblait plus à rien, devenait inutile, et cependant il lui fallait parler, avertir, et si possible prévenir. Mais aucun mot ne sortait, et Serge, désormais intimidé, laissait aller le silence. Ils marchèrent ainsi un long moment.
Gaëlle lui pressait la main, le regardait en souriant, vaguement soucieuse, au loin un vol de perdrix s’échappa du sol, ils s’arrêtèrent, se tournèrent l’un vers l’autre.
Gaëlle respira très fort et :
« Voilà, il faut que je te parle de quelque chose, mais je ne sais pas comment m’y prendre. C’est au sujet des deux vérificateurs qui dorment chez moi. Je ne sais rien de précis, mais ils ont un drôle de comportement, surtout un, mais bon, je ne sais pas comment dire... »
« Continuons de marcher... Ils n’ont pas l’air d’être venus là pour vérifier ? »
Gaëlle réfléchit un moment, puis :
« Je me trompe peut-être, ou bien je ne comprends pas tout, mais j’ai eu l’impression que l’on m’avait poussé vers toi... »
« Ah ! »
« Mais ça ne change rien à nous, seulement... »
« C’est même tant mieux, enfin à mon avis, je veux dire que j’aime beaucoup être à côté de toi! »
Gaëlle s’arrête à nouveau, les yeux brillants et le feu aux joues. En voyant Serge elle sut que les explications attendraient, ils se rapprochèrent, toutes ses prévisions étaient chamboulées, ils s’embrassèrent, tous ses rêves se mirent à espérer, ils s’enlacèrent, elle s’amollit, ils se pressèrent, il s’échauffa, ils se caressèrent, elle s’enivra, ils s’allongèrent, il s’empressa, elle consentit, il froissa, elle griffa, il enleva, elle ouvrit, il mordilla, elle s’alourdit, il palpa, elle se cambra, il s’alanguit, elle gémit, il respira, elle demanda, il abandonna, elle serra, il appuya, elle sentit, il poursuivit, elle haleta, il soupira, elle frôla, il agrippa, elle sourit, il regarda, elle lécha, il attira, elle voulu, il puisa, ils éclatèrent et frissonnèrent, s’oublièrent et crièrent, revinrent et partirent, s’apaisèrent.
La robe froissée gisait non loin du pantalon, ce qui n’était pas l’habitude et pourtant ils n’avaient pas eu le temps d’être surpris. Ils somnolèrent l’un contre l’autre, nus. Le vent évapora leur moiteur enfiévrée et le soleil berça leurs visages.
Un lapereau égaré s’emmêla dans la chemise abandonnée avant de disparaître dans les hautes herbes. Il eut le temps de traverser la forêt en sautillant avant qu’ils ne s’éveillent à nouveau, étonnés et satisfaits. L’explication attendrait bien la fin de leurs caresses et de leurs baisers empressés, qu’ils se rhabillent et qu’ils se relèvent ; si tout ceci était une feinte, ils voulaient bien apprendre toutes les feintes.
L’air du soir fraîchit leur sieste langoureuse et raviva leur appétit. Ils remirent leurs vêtements, se refirent quelques baisers et rentrèrent en flânant, paisibles.
L’avis de Serge était moins angoissé désormais. Ils pouvaient se faire confiance et sauraient se préserver l’un l’autre. Le banni et le vérificateur se passeraient de leurs services pour effectuer chacun leur mission. A eux deux ils se sentaient prêt à affronter toutes difficultés.
Extrait de "Ne Peut-être vendu"