Fernand Nouvet
Fernand venait de rentrer à Montreuil. Il tournait dans l’appartement trouvé par l’Huma comme un fauve en cage. Un fauve, c’est cela, un gentil fauve sans ses griffes. Il eut soudain envie de rugir, seul un faible gémissement rauque sortit de sa gorge, par le hasard d’un souffle accablé.
Un feulement tout au plus, il se jeta pesamment sur le canapé. Une envie de destruction lui parcourut l’aorte. Une larme vint, grossit et tomba, aussitôt suivie par d’autres, beaucoup d’autres. Il eut beau se contenir, le flot brisa le barrage, éclata. Il sanglota. Il ruminait rageusement.
Mais qu’est-ce que je fous sur cette foutue bon dieu boule de merde, à quoi rime ma vie ? Sanglotant, riant, nerveusement tenace, furieusement crispé, en chancelant il se releva et saisit le verre traînant miteusement sur la table. Une arabesque fluide parcourut les airs de la pièce.
Le verre se fracassa au mur en une tache de vinasse explosée. Une étoile venait d’accoucher tumultueusement.
- De la couleur, bordel de merde, de la couleur ! murmura-t-il dans un sanglot d’automne.
Il ne pouvait supporter le terne et le blême. Son appartement, sa cité l’était, lui aussi.
De la couleur éclatante ou bien du noir et blanc contrasté à l’extrême, voilà ce qu’il lui fallait, pas le blême, par pitié pas le blême. Il se rejeta sur le canapé, épuisé, et entreprit laborieusement de dormir. Les couleurs vinrent, féroces et pénétrantes, épouvantables et menaçantes.
Au milieu de la nuit, il changea de position, grogna, se leva, ouvrit le canapé, se déshabilla, se recoucha. Il n’était plus ivre, moins stone, un léger mal de crâne. Il se rendormit. Le lendemain, Marcel était en train de se faire un café, le cœur lourd. Une sonnerie vibra à la porte, le secouant.
Un voluptueux frisson d’électricité lui parcourut le corps. Il se dirigea, stupide, à la porte d’entrée, l’ouvrit fébrilement. Le battement de son cœur faisait trembler sa chemise. Il reçut Raphaëla dans ses bras. Ils se dirent à peine bonjour et glissèrent sur le canapé, sexes et bouches mêlés, en furie.
Nouvelle sonnerie, Arthur et Patrice entrèrent se frotter maladroitement à la volupté du couple venant de se désunir.
- Voulez-vous du café ?
- Avec plaisir.
À cette époque, on voguait ainsi d’un appartement à l’autre à l’improviste, mieux que désormais sur la toile électronique, le réseau réel.
Patrice chantonnait. Il parlait, chantait, pensait tout haut, ne s’occupait pas d’être écouté, causait dans le vide. Arthur redeviendrait-il cynique et insolent comme au temps de son adolescence désabusée. Pendant longtemps, il n’avait plus rien voulu prendre au sérieux. Quelle prétention subtile !
*/*
Plus il se plongeait dans la dérision, plus il se demandait quel était son rôle. Pour quels desseins inconnus avait-il donc été créé ? Pourquoi s’efforçait-on de toute part et avec autant d’acharnement de le dénaturer, de lui imposer ordre et contrainte ? Ses humeurs ne souffraient la contrainte.
On le disait anarchiste, irréel, asocial. Or pour lui, la société n’obéissait à aucune règle morale précise et empêchait son réel épanouissement. Il lui semblait devoir se battre contre tous ou presque. Chaque révolte devenait éclat de rire pour ne pas sombrer, ne pas être un salaud, trop souvent hilare.
Il avait lu les doctrinaires, certains, pas tous. Ces visionnaires offraient des remèdes de toutes sortes aux injustices et aux horreurs. Faire partager son point de vue au plus grand nombre était l’inverse de ce qu’il souhaitait. Il préférait encourager chacun à réagir et à penser par soi-même.
Et partant de là, discussions et débats, pratiques communes, solidarité concrète, moyens collectifs. Il s’éclatait avec une bande de copains, musique, haschisch et spleen. Chaque lendemain, c’était comme si une force invisible l’enveloppait tout entier, lui dérobant toute son énergie, le marasme.
Il se laissait porter par les événements en se gardant bien d’intervenir. Et quand il risquait une ingérence, il passait pour un rêveur. On lui disait souvent :
- Mais pourtant vous êtes intelligent, vous devriez comprendre.
Il se sentait comme étranger aux tracas de la ruche dans laquelle il vivait.
Ce qui semblait fondamental à tout un tas de gens, comme la situation sociale, le pouvoir, l’obéissance, la couleur de la peau, l’argent, lui était hors du temps, impalpable, inutile ou néfaste. Puis, un jour de ras-le-bol désespéré, il avait décidé de quitter le nid et d’aller voir dehors ce qui s’y passait.
Patrice, ayant toujours faim, proposait un thé, lui-même commençait à avoir un creux, bienvenu au thé. Le jour allait bientôt ouvrir ses portes, ils pourraient aller se prendre un « p’tit déj’» dans un café, histoire de flatter les gargouillis, de colmater les brèches, s’emplir d’un moment de volupté paisible.
Rosalie se demandait comment elle avait pu faire pour se lever si tôt ce matin. Il était encore trop tôt pour aller réveiller Danièle, le Nord Sud devait être ouvert. Deux types la devançaient. Peut-être allaient-ils au même endroit ? Peut-être lui paieraient-ils son petit crème, peut-être un peu plus ?
En échange d’un peu de rêve, de désir, ce n’était pas qu’elle soit vénale, puisque ça fonctionnait comme cela autant en profiter. Lorsqu’elle pénétra dans la pénombre du café, Jean-Louis slalomait entre les tables à servir les cafés des prolos. Il ouvrit des yeux épatés :
- T’es tombée du lit ?
- Me vanne pas, allez !
Une demi-heure plus tard, ses prévisions concernant le paiement de son petit crème se trouvaient réalisées. Ils s’étaient rencontrés, présentés, écoutés, sentis et, dans un murmure scintillant et frais, l’heure avançait. Le temps se dissolvait dans le timide espoir.
Rosalie franchit le porche, sonna à la porte de la loge, les parents n’étaient pas là. Elle grimpa le demi-escalier menant à l’appartement. Des bruits de voix moururent sur la grève de ses oreilles. François lui ouvrit. Farid, près de l’entrée, lui fit un smack. Toujours fourrés ensemble, ces deux-là.
Ils allaient partir, c’était parfait. Même pas dix-huit balais et déjà shootés comme des oursins, les cons. Se niquer la vie quand il n’y a pas d’avenir, c’est daubant. Ça veut dire que t’acceptes de te faire enculer. Tu te fous à quatre pattes et tu te soumets. Ça la révulsait, c’était l’épouvante.
Putain de chiottes, et dire qu’ils s’y mettent tous dans le quartier. Leurs comportements changeaient. Leur gentillesse notamment s’évaporait comme neige au soleil, chacun son destin. Danièle était dans le canapé au saut du lit, dans sa robe de chambre. Le moment qu’elle préférait.