Espaces
Le mélange de ces odeurs avait imprimé sur le café une ambiance de salon de thé pour rombières désœuvrées. La fraîcheur de l’extrême jeunesse de Rosalie et de ses copines créait un contraste subtil et pervers. Le garçon de salle en blouse rouge s’approcha légèrement pour la commande.
Il donnait dans le genre pince-sans-rire avec une élégance et une distinction de play-boy qui cependant n’en fait pas trop. Un beau mec pensa Rosalie. Il faudrait que je le fasse chier, j’aimerais bien le décoincer un peu. Les copines avaient déjà passé leur commande, attendaient.
Restait la commande de Rosalie. Il attendait pour elle. Elle allait le faire attendre un peu. Elle prit sa voix enfantine et dit :
- Voyons, qu’est-ce que je veux boire aujourd’hui, attends, voyons ?
- J’attends, voyons.
- Euh ! Un Orangina, euh, non, un lait fraise, ah, non, un lait, je voudrais, euh !
Elle avait dit ce « je voudrais » sur le ton d’une petite fille à qui le gentil génie Abdullah Ibn Poussah vient de proposer d’exaucer ses trois vœux les plus chers. Or Jean-Louis, le garçon, n’était pas le gentil génie et il attendait.
- Tu te décides ? ce fut un lait fraise.
- Avec une paille ! elles éclatèrent de rire.
Le garçon haussa les épaules. Elles demandaient toujours de l’eau quand elles avaient fumé du shit et éclataient de rire pour n’importe quoi. Rosalie se sentait bien, des bouffées de chaleur lui montaient le long des cuisses. Elle regarda sa « pineco » Danièle, si fine, si jolie.
Elle se mit à rire. Le shit tenait bien son rôle et chatouillait les éclats de son imagination. Le monde était dérisoire et cette simple idée, en plus de la connerie prêtée si généreusement aux gens, pouvait occuper suffisamment longtemps son esprit morne et atterré, dédouanant son oisiveté.
Tout à l’heure, Danièle s’y mettrait également. Et leurs moqueries adolescentes et cristallines rempliraient d’échos ce café poussiéreux et chargé d’histoire. Cela les détendrait de ne toujours pas savoir quoi faire de leur vie, qu’elle ne soit pas aussi bien réglée que celle des anonymes passant.
Elles savaient par exemple qu’elles ne voulaient pas jouer le jeu, mille fois joué déjà, du consommateur de café regardant passer le temps. Ah, si chaque personne en naissant avait le pouvoir de choisir le monde dans lequel il voulait vivre. Elles n’avaient rien choisi ni n’avaient rien demandé.
Que leur demandait-on ? Rien, justement ! Et ce rien sonnait comme une volonté délibérée de les mettre sur la touche, de ne pas leur demander leur avis. Rosalie laissa s’évanouir comme à regret son fou rire. C’était dommage, il lui plaisait bien. Le jour, les gens ne pensent qu’à bosser, c’est nul.
Rosalie n’avait encore rien décidé de son avenir ni d’un métier. Parfois postulait-elle à la précarité d’un emploi. Elle était libérée des obligations scolaires pour lesquels elle n’avait nul goût. Aucune surveillance parentale ne tentait d’orienter ses activités quotidiennes. Elle vaquait à son ennui.
Son époque ne lui promettait que d’être caissière en remplacement à mi-temps ou distributrice de tracts publicitaires, au mieux serveuse seins nus, et même ces places étaient rares. La lecture collective des petites annonces au Nord Sud était plutôt source de grands fous rires et de pitreries.
Ses copines les plus jolies l’entraînaient parfois dans des séances de casting pour faire un peu de figuration. Elles n’étaient jamais prises. Elle accompagnait l’espoir des autres et se marrait bien. C’était de bonnes après-midi à passer et puis c’était peu ordinaire. C’était le pittoresque des marges.
Farandole, farandole, il faudrait prendre tous les gens par la main et leur faire danser une farandole. À travers les tables du café, les voitures et les maisons, les rues, les oiseaux et les arbres, les champs, les mers et les océans, les univers, les planètes et les étoiles. Elle était totalement raide.
Ce fut au tour d’Arthur, rêveur et sous l’emprise de son trouble amoureux ancien, de prendre place au comptoir du Nord Sud. Jean-Louis s’assura d’un coup d’œil que son client n’avait pas de lubie ce matin. Il fit les gestes mécaniques attendus et se déroula donc la routine journalière espérée.
Au Nord Sud, la jeunesse venait de partir. Quelques vieilles étaient rentrées. Le garçon se promenait entre les tables sans se presser. Il avait bien le temps de se reposer avant le coup de feu de 11 heures. À ce moment, il n’aurait plus une seconde pour flâner, une ronde absurde et effrénée.
Jusqu’à 14 ou 15 heures, « Jean-Louis » par-ci, « Jean-Louis » par-là. Même avec l’aide de Xavier, cela ferait quatre heures de course contre la montre, de slalom entre les tables. Desservir, prendre la commande, servir, sourire, encaisser, servir, courir, desservir, sourire, serrer les mains.
Servir, sourire, encaisser, courir, jusqu’au vertige, jusqu’à la mécanisation des gestes, jusqu’à ce que la réalité s’opacifie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un monde de clients, un café nommé le Nord Sud. Le vieux attend sa monnaie, au prochain passage, tiens les deux vipères s’en vont, parfait.
Bon vent, quelles casse-pieds ces deux-là ! Jean-Louis aimait bien son métier. Il voyait passer tout un tas de personnages qu’il apprenait à découvrir, leurs manies, parfois une fraction de leur vie, leur histoire. Maintenant c’était les grignotages des employées et les copieux menus ouvriers.
Plus tard, les retraités viendraient siroter leurs cafés et leurs thés en observant la rue, papotages et commérages. Puis les jeunes marginaux et quelques prolos le soir. La petite grosse et sa copine Danièle venaient n’importe quand. On pouvait ne plus les voir pendant une semaine, les oublier.
Puis elles réapparaissaient, toujours curieuses, à lier connaissance avec de nouveaux venus. Cela ne l’avait pas étonné de les voir suivre le type tout à l’heure, curieux type d’ailleurs. On voyait de ces hurluberlus, parfois. Cela mettait un peu d’ambiance. La plupart n’étaient pas méchants.
La petite vieille – Jean-Louis l’appelait mamie Griffon – rangeait son matériel et s’apprêtait à partir. Elle n’aimait pas quand il y avait trop de monde. Elle repasserait plus tard. Dans peu de temps, le marathon allait commencer. Il faisait assez jour pour éteindre les lumières de la salle.
D’autant plus qu’un peu de pénombre ne faisait pas de mal, tant les murs – tapissés de tissus à l’origine oranges – étaient sales de nicotine et de poussière. La vieille se leva pesamment avec son barda sous le bras. Elle se dirigea vers la sortie à petits pas mesurés, son stylo à la main comme une dague.
La banquette à demi défoncée la supportant régulièrement reprenait lentement sa forme avachie. Il se demandait ce qu’elle pouvait écrire. Il ne pouvait pas être indiscret comme avec les jeunes. Il se contentait d’attendre la confidence. Certains bavards se racontaient dès le Premier jour.