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LOGIQUE DE LA MACHINE ET LOGIQUE DU VIVANT, par Un Belge

30 septembre 2011  
par Paul Jorion | Print LOGIQUE DE LA MACHINE ET LOGIQUE DU VIVANT, par Un Belge

Billet invité

On se souvient de la scène célèbre dans le film 2001 : Une Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick : le superordinateur d’un vaisseau spatial en a pris les commandes et tente d’expulser dans l’espace le dernier astronaute vivant.

 

Tout se passe froidement et en silence car l’ordinateur n’agit pas par vengeance, ambition ou cruauté : il a simplement calculé que le facteur humain était devenu un obstacle à la réalisation optimale de son programme.

 

Cette scène me hante depuis longtemps car elle révèle ce qui se joue aujourd’hui, à chaque seconde, non seulement dans l’espace socio-économique mais dans le cœur et le système nerveux de chacun d’entre nous : ce duel (à mort) entre la logique de la machine et la logique du vivant.

 

Combien de fois par jour suis-je amené à vivre en tête-à-tête avec un programme, officiellement conçu pour m’offrir confort et liberté, mais dont je dois suivre à la lettre les instructions?

 

Il ne s’agit pas seulement de mon ordinateur, de mon smartphone, de ma voiture, du distributeur de billets, ou de la caisse auto-scanning du supermarché. Il ne s’agit pas seulement des rendements planifiés et exigés par mon employeur ou mon client, de ma feuille de route, de mes prestations contrôlées en temps réel.

 

Il s’agit aussi de moi-même, seul(e), face à mes propres programmes de production et de conformité, de moi-même, seul(e), face à mon propre manager intérieur, avide de résultats. Sachant parfaitement ces choses, pourquoi continuons-nous à les subir ?

 

 Au début des années ’60, le psychologue américain Stanley Milgram réalise ses fameuses expériences sur la soumission à l’autorité… Dans le cadre d’une expérience rémunérée, des sujets volontaires (monsieur et madame Tout-le-Monde), placés sous l’autorité d’un scientifique, se voient demander d’appliquer des décharges électriques à d’autres quidams tirés au sort, prétendument pour « vérifier leurs capacités d’apprentissage ».

 

Ces derniers sont en réalité des comédiens, mais les sujets l’ignorent et appliquent consciencieusement le programme d’apprentissage et de sanction, parfois jusqu’à envoyer des décharges mortelles dans le corps de leur vis-à-vis.

 

Après de nombreuses variantes et une analyse serrée des résultats (voir MIilgram, Soumission à l’autorité, Calmann Levy, rééd. 1994), Milgram conclut que le sujet, soumis à une tension intolérable entre ce que l’autorité demande et ce que sa conscience lui ordonne, est le plus souvent incapable de remettre en cause l’autorité.

 

Il entre plutôt dans un état second, nommé « état agentique », devenant le simple « agent exécutif » d’une volonté autre que la sienne. A ce stade, son attention fébrile est rivée au tableau de commande ou bien à l’examinateur. Les cris de souffrance de son « élève » ne sont plus identifiés ou considérés comme des données pertinentes.

 

S’il les perçoit, il n’y réagit plus. Seules comptent la poursuite de l’expérience dans les règles et la satisfaction gratifiante de l’Autorité. La psychologie ou la morale individuelles ne sont pas en cause: la situation a transformé l’individu, qui peut être très sympathique, plaisant, sensible dans une situation ordinaire.

 

 

Serait-ce cet « état agentique » qui est à la manœuvre en Grèce par exemple, où le pays est saigné à blanc au nom d’impératifs budgétaires intangibles, sous l’impulsion d’experts résolus, précipitant la population dans une misère et un désarroi croissants? En Grèce, mais aussi au coin de la rue, mais aussi sur son lieu de travail, ici, maintenant, partout ?

 

Est-ce l’état agentique qui commande à nos muscles et cordes vocales de se tenir tranquilles en toutes circonstances, même les plus écœurantes ? Si oui, la première révolution consiste à en prendre conscience, au lieu de se croire libre, parfaitement éveillé et maître de ses choix. Bien-sûr, l’Autorité n’a plus des bottes et un képi (quoique…).

 

Mais elle tient dans un graphique, dans une série de chiffres et se niche dans nos propres cerveaux transformés en disques durs. Dans 2001, Odyssée de l’Espace, l’astronaute survivant débranche le superordinateur. Dans l’expérience de Milgram, quelques rares participants refusent les injonctions et mettent un terme à l’expérience.

 

En 2011, à bord du vaisseau Spatial Terre, dans le grand laboratoire européen, rien de tel. Chacun est à son poste et applique le programme prévu. Et à toute vitesse, pour ne rien voir, ne rien penser, ne rien ressentir. S’arrêter ?

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