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Publié par Christian Hivert

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Le Principe de Lucifer Tome 2

, Le Jardin des Livres

 

 

Cette tendance est encore pire que ne le laisse entendre Tinbergen : une jeune femelle gorille des monts Virunga d'Afrique Centrale était profondément attachée à ses frères et à son père. Pendant des heures, elle restait assise à ses côtés regardant son visage avec adoration. Puis elle tomba malade. Comment ses parents, qu'elle aimait à la folie, montrèrent-ils leur inquiétude ? Ils la frappèrent 148 . La tendance à fuir les individus difformes ou malheureux n'est pas seulement une sombre bizarrerie du monde animal 149 . Une petite Américaine dont la mère avait été tuée dans un accident de voiture raconta que les autres enfants de son école l'évitaient depuis son accident. Même sa meilleure amie qui la consolait devait se forcer pour l'approcher. A la fin des années 1980, une étudiante d'une université chinoise commit l'erreur de raconter à ses camarades que sa mère était morte lorsqu'elle était petite. Dès lors, ils se moquèrent d'elle sans pitié 150 .

Les Indiens Kwakiutl du nord-ouest du Pacifique ressentirent aussi l'instinct qui pousse à punir ceux qui n'ont pas de chance, et créèrent cependant des rituels afin d'endiguer cette vague d'antipathie. La mort d'un proche déshonorait un homme et le stigmatisait pour toujours. Du coup, son seul remède pour retrouver sa dignité consistait à prendre son canoë pour se rendre dans une autre tribu et y tuer un homme du même niveau social que lui. Dans le même registre, si la hache d'un homme dérapait pendant qu'il coupait du bois et qu'il se blessait, son plus gros problème n'était pas la blessure de sa jambe, mais celle de sa réputation. Il devait immédiatement écarter le rejet en distribuant des biens et en réaffirmant son statut d'homme important. Enfin, si un homme perdait tous ses biens en jouant avec un ami, aucun rituel ne pouvait lui éviter la cruauté des autres. Face à la violence du mépris, la seule issue possible était souvent le suicide 151 . Les empereurs byzantins savaient qu'un visage défiguré pouvait engendrer la répulsion : ils coupaient le nez de leurs parents qui pouvaient accéder légitimement au trône, sachant que ce handicap leur ôterait toute possibilité de gouverner 152 .

 

Le psychologue et zoologiste David Barash pense que notre intolérance vis-à-vis des handicapés vient en partie d'un réflexe ancien qui nous pousse à nous éloigner de ceux qui pourraient être porteurs de maladies infectieuses, une des premières causes de mort chez les animaux et les hommes pré-modernes 153 . Son argument mérite réflexion. Mais je crois que le besoin d'imposer une uniformité physique prend sa source dans les principes qui transforment un groupe en un système adaptatif complexe, en une intelligence collective et en une machine d'apprentissage. Souvenez-vous de la règle essentielle de cette machine câblée : renforcer les connexions de ceux qui réussissent et affaiblir ceux qui échouent. Le singe à la patte cassée risquait de saboter la traversée d'un territoire difficile. Le lézard sans queue n'était pas assez rusé pour éviter les dents d'un ennemi. Le goéland argenté devait peut-être son malheur à de mauvaises décisions ou à des gènes médiocres. Et le membre de la famille royale byzantine dépourvu de nez portait sur son visage le signe de son incompétence aux jeux de pouvoir.

 

Notre rejet de ceux qui s'écartent d'une norme physique semble intégré en nous dès notre naissance. Des études menées dans le monde entier prouvent que dès leurs deux premiers mois, les bébés préfèrent les beaux visages aux visages déplaisants 154 . La beauté physique est si rare qu'elle nous semble être l'exception, et non la règle. Mais tout ce qui semble évident n'est pas vrai. Ironiquement, les plus beaux visages que les scientifiques ont pu construire sont des mélanges des photos de 32 personnes normales, dont ils ont mélangé les traits pour créer une moyenne parfaite 155 . Les études successives montrent que ce que nous jugeons beau est une médiane, un milieu, un mode archétype, le coeur suprême de la normalité ! D'autres études indiquent que nous flattons ceux que nous trouvons beaux, que nous nous pressons autour d'eux, que nous surestimons leur intelligence, désireux d'être leur ami 156 . Nous affluons vers ce qui nous semble particulier, sans savoir qu'il s'agit de l'essence de la normalité.

 

Les « normalisateurs » nous relient en tant que modules de ce mécanisme du groupe. Ils nous alignent, nous définissent, nous synchronisent et nous incitent à appliquer une uniformité de groupe. Nous avons déjà étudié l'activation des coordinateurs perceptifs dans la première année d'un bébé, exprimés sous forme d'empathie, de fixation sur le visage de la mère ou du suivi du regard de l'autre. Pendant leur deuxième année, les bébés s'attachent aux normes que leurs parents leurs transmettent  à un repère social et sont bouleversés lorsque les choses dévient de l'idéal familial. Alors que les petits de 14 mois ne sont pas encore concernés par la violation de propriété, ceux de 19 mois pointent un doigt accusateur sur le moindre défaut : un trou dans un vêtement, un éclat de peinture sur un jouet, une tâche sur un mur ou, pire encore, le « méchant » comportement de quelqu'un d'autre. A 20 mois, ils disposent d'un vocabulaire assez riche pour dénigrer les déviances, ils enragent lorsque quelque chose est « dégoûtant », « cassé », « vilain » et « sale ».

En résumé, les enfants de moins de deux ans montrent déjà les instincts qui impriment la conformité en eux, mais également les armes qui leur permettront de l'imposer aux autres.

 

Les protestations contre l'imperfection ne sont pas seulement des caractéristiques maniaco-compulsives des bébés de la bourgeoisie occidentale. Elles apparaissent aussi chez les enfants des îles Fidji et chez les bébés d'immigrés arrivant tout juste du Viêt-nam. En 1896, James Sully résuma ce phénomène en observant qu'un enfant possédait un « respect inné de ce qui est habituel, et (...) une disposition naturelle pour suivre les précédents et les règles ». Le psychologue moderne Jerome Kagan se demande quel bénéfice cette tendance innée à la « moralité » peut apporter à l'évolution 157 . Réponse : il s'agit de l'un des instincts qui rendent possible la cohésion, instinct qui offre à l'homme l'outil le plus important : la société.

Les enfants plus âgés deviennent des agents de conformité bien plus agressifs. Les punitions qu'ils donnent peuvent être alarmantes. En 1992, 21% des écoliers britanniques avaient été tourmentés, malmenés, frappés ou roués de coups par leurs camarades. Nombre d'entre eux avaient été attaqués en se rendant à l'école, en rentrant chez eux ou dans les rues voisines de leur domicile. Rares furent ceux qui en informèrent leurs parents 158 . A la même époque aux Etats-Unis, les punitions entre écoliers étaient encore plus dures : 23% avaient été violemment agressés. Parmi les membres de ces patrouilles informelles de conformité, certains étaient armés de couteaux et de revolvers 159 . Et il existe des formes de cruauté plus subtiles : 5 à 10% des enfants déclarent n'avoir aucun ami 160 .

Les garçons et les filles qui ne sont pas jolis, ceux qui ont une religion étrange, un nom bizarre ou des racines ethniques inhabituelles sont la cible de ces tourments. Les enfants punissent également ceux qui sont bien au-dessus de la moyenne à l'école et ceux qui sont très en-dessous. Une élève de CE2 était pleine de talents, remarquable aussi bien au piano, en danse classique qu'en lecture. Ses camarades la détestaient. Elle essayait d'être aimable avec tout le monde, mais était cataloguée comme snob et traitée avec la dérision que ses capacités atypiques « méritaient » 161 . Au Japon où l'idéal de l'harmonie est roi, l'application de la conformité revêt une violence toute particulière. L'Ijime, les brutalités ou le harcèlement dont est victime un individu qui se détache des autres, est souvent organisé par le corps enseignant 162 . C'est abominable, mais telle est la nature de l'humanité.

Ritch Savin-Williams a étudié des camps de vacances situés aux Etats-Unis et a découvert que les adolescentes « chefs » étaient particulièrement douées lorsqu'il s'agissait de ridiculiser les autres. Louées par des spécialistes comme Carol Gilligan 163 pour leur douce et généreuse coopération, les filles qui donnaient le ton étaient des agents de conformité vraiment très méchants. Elles utilisaient le bâton et la carotte. Une fille dominante proposait à une autre de la coiffer ou de l'aider à choisir ses vêtements, manière innocente de modeler l'apparence de l'autre pour l'adapter au moule... Mais la violence verbale de ces jeunes meneuses sur celles qui refusaient de se conformer était si dévastatrice qu'elle choqua même les scientifiques qui les observaient. L'une d'elles qui avait plusieurs fois fondu en larmes face à la brutalité des attaques affirma : « maintenant je sais pourquoi personne n'étudie les lycéennes. Elles sont si cruelles et si méchantes que personne ne peut les supporter ! Je me souviens avoir vécu mon adolescence ainsi et pendant cet été, j'ai eu l'impression de la revivre. Plus jamais ça ! » 164 Pourtant, lorsqu'on interrogea les filles sur la domination, elles affirmèrent ne pas aimer ça. Même si certaines d'entre-elles écrasaient les autres avec une brutalité verbale consternante, elles détestaient qu'on les considère comme des personnages autoritaires parce que, pour elles, cela signifiait être différentes 165 . Et la différence, chez les jeunes filles, est une chose impossible : la conformité ne lâchera pas prise.

Ce type de méchanceté peut être le pivot de la structure d'une société. Les jeunes qui dirigent des attaques sur ce qui est différent finissent souvent par mener des troupes d'animaux ou des nations humaines. Le jeune Oliver Cromwell parcourait les rues de sa ville natale anglaise, rouant de coups les adultes qu'il dédaignait à l'aide d'une grande canne  Révolution de 1648 et finit même par devenir un dictateur pieusement puritain. Enfant, Fidel Castro était une petite brute et fier de l'être. A la cinquantaine, il aimait raconter comment il avait un jour battu un autre élève parce qu'il était le chouchou du professeur. Pour tenter de mettre fin à la bagarre, le prêtre catholique enseignant frappa Castro sur la tête. Le jeune garçon fit volte-face et le cogna de toutes ses forces. Fidel exultait en proclamant que cet incident avait fait de lui le héros de l'école 166 .

Les tyrans agissent en agents de conformité dès leur enfance et peuvent devenir des agents de conformité à l'âge adulte. Castro, par exemple, ne permet à personne de dévier des normes qu'il a fixées pour les citoyens cubains  auteur d'un célèbre ouvrage sur la liberté de la presse, de devenir son censeur, un censeur d'ailleurs impitoyable 167 .

La tendance des enfants et des adolescents à pousser des êtres humains différents dans un moule commun devient néanmoins plus subtile chez les adultes : décrivant les Etats-Unis des années 1920, Max Weber déclara que pour faire partie de l'élite à la mode, il fallait vivre dans la bonne rue, porter les bons vêtements, se répandre en compliments sur le bon courant artistique et se comporter de la bonne façon. Sinon, personne ne vous inviterait à sortir et personne ne vous rendrait visite. La menace de l'exclusion sociale incita l'élite américaine à se mettre au pas 168 . En Chine avant la révolution, « les normes publiques »

affirment les anthropologues Allen Johnson et Timothy Earle « étaient principalement mises en oeuvre par les ragots, la menace de 'perdre la face', ( le prestige ), et l'ostracisme » 169 . Les Esquimaux Utku utilisaient également l'exclusion sociale pour imposer la conformité. Ils interdisaient les pensées coléreuses, qui, croyaient-ils, pouvaient être meurtrières. Quand on vit à la limite de l'existence, la proximité et la coopération sont vitales. La colère était considérée comme une émotion puérile que les adultes apprenaient à retenir. Ceux qui n'y arrivaient pas étaient tourmentés, ignorés ou rejetés par le reste de la tribu. 170

Les choses ne sont pas si différentes dans la communauté scientifique moderne. Les chercheurs en sociologie conservent un masque d'objectivité, mais derrière ce masque certaines écoles de pensée dissimulent des objectifs idéologiques. Lorsque des étudiants de ces mouvements rapportent des faits qui contredisent le credo de leur groupe, on ne les félicite pas pour l'objectivité de leur travail, on les punit pour leur hérésie. Ils sont tournés en ridicule, leurs articles sont rejetés par les journaux et ils sont exclus des symposiums les plus importants. Il s'agit là d'une façon indirecte de les forcer à « quitter le mouvement » 171 . Un mécanisme de répression similaire existe dans toutes les disciplines scientifiques que je connais. Pour de nombreux scientifiques, aller à contre-courant équivaut à un suicide académique.

 

Les nouveaux conservateurs des années 1980, tout comme les membres d'autres groupes, formaient discrètement leurs adhérents à ressasser la politique du parti. Paul Weaver par exemple, maître assistant en gouvernement à Harvard, était un partisan du néo-conservatisme dévoué à l'économie de marché et croyait passionnément au dogme de son groupe : que les entreprises sont le salut de l'Amérique. Il travailla donc pour l'une d'entre elles. Mais deux années passées comme directeur des stratégies de communication de Ford Motor Company, le convainquirent que l'entreprise pouvait être une bête autodestructrice. Lorsque Weaver revint à New York avec ses idées durement acquises sur le terrain, ses amis néo-conservateurs le rejetèrent. Sa critique de l'entreprise était un affront à leur foi 172 .

Malgré son déguisement, même l'humour est un agent de conformité. Il utilise les faiblesses, les désastres, les idioties et les anormalités des autres. Darwin rapporte qu'au milieu du XIXe siècle, les aborigènes d'Australie « imitaient les particularités d'un membre de leur tribu, alors absent » et partaient dans des fous rires incontrôlables 173 . Même au « doux » Tibet, avant la prise du pouvoir par la Chine, Heinrich Harrer, seul occidental autorisé à rester longtemps dans Lhassa raconta que « si quelqu'un trébuche ou glisse, ils rient pendant des heures ( ... ) . Ils se moquent de tout et de tout le monde. Comme ils n'ont pas de journaux, ils donnent libre cours à la critique des événements malencontreux ou des personnes condamnables dans des chansons et des satires. Le soir, les garçons et les filles se promènent dans le Parcor en chantant les derniers couplets. Même les plus hauts personnages doivent s'habituer à être mis en pièces » 174 .

Thomas Hobbes a déclaré que l'homme qui rit trop est conscient de ses nombreux défauts et garde une haute opinion de lui-même en se concentrant sur les imperfections des autres. Et Al Capp, dessinateur du XXe siècle, a observé avec amertume que « toute comédie est basée sur la délectation de l'homme face à l'inhumanité de l'homme envers l'homme » 175 .

Mais le mot « inhumanité » est peut-être un tantinet trop homocentrique. L'humour est gouverné par le cerveau animal : le thalamus et l'hypothalamus 176 . Les gorilles, comme les humains, utilisent les moqueries pour punir ceux qui sabotent leurs tentatives de conformité. En voici un exemple : en Afrique Centrale, deux troupes de gorilles se retrouvèrent face à face sur les pentes boisées du mont Visoke. Les mâles se pavanèrent et paradèrent pour montrer leur puissance. L'un d'eux, un jeune inexpérimenté, chargea pour montrer sa hardiesse, mais d'une façon négligée. Un rival plus âgé fit sa démonstration avec assurance et finesse. Les jeunes compagnons du mâle inexpérimenté arrivèrent derrière lui « en se moquant exagérément de son maladroit étalage de bravoure » 177 . Chez les chimpanzés vivant en pleine nature, l'exclusion sociale implique une insoutenable volonté de faire mal. Au Pays-Bas, au zoo d'Arnhem, deux chimpanzés mâles en attaquèrent un troisième si violemment qu'ils lui arrachèrent les testicules et plusieurs de ses orteils, lui entaillèrent la tête, le dos, les flancs, l'anus et, pour finir, le blessèrent aux mains. Mais, le lendemain matin, il refusa d'être séparé de ses assaillants, les mâles dominants du groupe social dans lequel il avait passé la majeure partie de sa vie. Douze heures plus tard, il mourut des suites de ses blessures 178 .

Comme les chimpanzés et les grands singes, nous fuyons le difforme et le différent. Dans le cadre d'une étude, on demanda à un acteur de s'effondrer de manière convaincante et dramatique au milieu d'un wagon du métro. Lorsque la pseudo-victime d'un grave malaise portait une grosse marque de naissance, elle avait beaucoup moins de chance de recevoir de l'aide 179 . Dans la même optique, le questionnaire d'un psychologue démontra en 1894 que les petits manquements aux traditions comme des hommes avec des boucles d'oreille, un anneau au pouce, avec trop de bijoux élégants ou les personnes qui essayaient de se faire remarquer ou qui ne suivaient pas la meute, éveillaient en fait la colère 180 . Exactement 74 ans plus tard, lors d'une autre expérience, on demanda à des gens d'affecter un métier à des sujets, un métier qui leur permettrait de recevoir soit de l'argent, soit une décharge électrique. Ceux dont la personnalité s'accordait avec la majorité se virent offrir les emplois rémunérés, laissant les douloureuses décharges aux autres, pas tout à fait conformes 181 .

 

La volonté d'infliger la douleur ne se cantonne pas dans les murs des laboratoires. Si un ouvrier américain des années 1960 et 1970 travaillait plus vite que le reste du groupe, ses collègues le frappaient d'un coup sec sur le bras 182 . Si vous appartenez à l'une des très nombreuses cultures qui croient à la sorcellerie et au mauvais oeil, votre incapacité à vous intégrer peut s'avérer mortelle. Regardez les Bantous, pour qui tout mal est causé par une âme innocente dans laquelle un esprit démoniaque s'est installé à son insu. Pour détecter la victime de cette malveillance, les Bantous se mettent en cercle et chantonnent doucement : ils pensent que la puissance de leurs chants est sous le contrôle des forces surnaturelles. Pendant ce temps, le sorcier de la tribu renifle les hommes un par un, et lorsque la puissance du chant atteint son paroxysme, l'individu devant lequel le sorcier se trouve est celui qui est habité par le démon. L'objet involontaire du mal est emmené et envoyé ad patres par l'introduction d'un pieu dans son rectum. Son kraal, le cercle de huttes dans lequel il vit avec ses proches, est incendié, sa famille anéantie, son bétail offert au chef et le sorcier reçoit comme pourboire quelques vaches et taureaux. En réalité, ces chants sont un concours de popularité. Et comme dans les chasses aux sorcières américaines du XVIIe siècle, la suspicion se porte sur la personne qui s'éloigne le plus de la norme 183 .

Mais de la blessure physique et de l'exclusion sociale, laquelle est la plus meurtrière ? Lorsque les vervets sont attaqués par des pairs, les blessures infligées sont souvent insignifiantes, la plupart sont même superficielles. Malheureusement, suite au choc, les singes punis peuvent mourir 184 . Les enfants sont blessés bien plus que physiquement lorsqu'ils sont humiliés par ceux qui les jugent différents. Les adultes supposent que les enfants sont particulièrement touchés par des problèmes tels que la naissance d'un frère, une future opération ou une visite chez le dentiste. Mais une enquête menée en 1988 auprès de 1814 enfants par Kaoru Yamamoto, de l'University of Colorado, a révélé qu'un grand nombre de peurs des enfants de 9 à 14 ans ( vivant aux Etats-Unis, en Australie, au Canada, en Egypte, au Japon et aux Philippines ) étaient en fait liées à une honte ou à une disgrâce devant des amis. Oui, ils avaient peur des horreurs auxquelles on pouvait s'attendre : le décès d'une mère ou d'un père, la perte de la vue et les possibles disputes entre leurs parents. Mais ils craignaient beaucoup aussi de redoubler et de faire pipi dans leur culotte en classe. L'étude de Yamamoto indiqua que même les experts étaient bien loin d'estimer l'importance de la peur d'être méprisé pour anormalité 185 . Ann Epstein de la Harvard Medical School a mis en avant le fait le plus terrifiant de tous : l'humiliation, l'une des causes les plus courantes de suicide chez les enfants et les adolescents 186 .

 

L'acceptation est aussi capitale pour les animaux sociaux que la nourriture ou l'oxygène. Les Japonais ont bien mieux que nous intégré dans leur culture cet élément basique de biopsychologie. La plupart des Occidentaux connaissent ce proverbe japonais : « le clou qui dépasse appelle le marteau ». Il y a environ 25 ans, Edwin Reischauer, grand spécialiste de la culture nipponne, a expliqué que les Japonais étaient profondément inquiets de ce que les autres pouvaient penser d'eux. La menace qui marchait le mieux sur les enfants pas sages était : « les gens vont se moquer de toi ». Selon Reischauer, l'effet était « dévastateur » 187 . La punition suprême dans un village japonais, expliqua Reischauer, était l'ostracisme : l'incapacité d'échanger de la nourriture et d'autres nécessités avec ses voisins pouvait menacer sérieusement votre existence sur cette terre. Un phénomène tout à fait similaire joua un rôle prépondérant dans le maintien de la conformité chez les premiers colons de Nouvelle-Angleterre : au XVIIe siècle, le fait que l'individu fût piégé dans une petite communauté permettait à celle-ci de contrôler son comportement. S'il s'écartait du droit chemin, tous les villageois le mettaient au pilori au centre du village, le fouettaient en public, le marquaient au fer rouge afin que tout le monde voie qu'il était un criminel, ou lui faisaient porter le signe de l'infamie. Il était, selon les termes de John Winthrop, premier gouverneur de Bay Colony au Massachusetts « méprisé, montré du doigt, détesté du monde, fait symbole du crime, injurié, diffamé, blâmé

[ et ] considéré comme un vaurien ». 188 Pire encore, la capacité de se nourrir et l'estime de soi des colons puritains dépendaient des 200 ou 300 voisins avec lesquels ils partageaient leur labeur, isolés dans une contrée sauvage et dangereuse. Comme au Japon, l'exclusion de la communauté pouvait augmenter de façon substantielle le risque de décès.

 

En revanche, au XIXe siècle la Nouvelle-Angleterre avait été débarrassée de tous ses Indiens et de ses animaux sauvages. On pouvait aisément quitter une ville pour s'installer dans une autre ou, mieux encore, se mêler à la foule d'une grande ville. Cette nouvelle situation nécessitait de nouveaux agents de conformité  des agents très mobiles  comme par exemple le sentiment victorien de culpabilité. Vos parents ne vous humiliaient pas en public, ils vous envoyaient dans votre chambre pour que votre « punition pour avoir mal agi (...) se vive de façon interne ». Le gouvernement vous enfermait dans une maison de pénitence  un pénitencier189  où vos remords devaient théoriquement vous dévorer sans répit 190 . « Chaque individu » écrivait un réformateur, « doit nécessairement devenir l'instrument de sa propre punition  vengera la société » 191 . Mais la honte infligée publiquement dans les villages et la conscience plus « privée » que l'on vivait dans les métropoles plus anonymes parvenaient au fond, toutes deux, au même résultat : les personnes les plus chères allaient vous rejeter, et parfois férocement. La simple idée du mépris et de l'agonie qui suivent supprime généralement toute tendance anormale en nous et nous force à nous conformer.

Souvent notre cruauté instinctive pousse certains individus à la lisière de la société et les écarte parfois totalement, tout en organisant le reste d'entre-nous en une équipe, consciente ou inconsciente. Les meutes d'enfants et d'adultes jouant le rôle d'agents de conformité façonnent peu à peu les entités sociales que nous connaissons sous le nom de religion, de science, d'entreprise, de groupe ethnique et même de nation. Les outils de notre cohésion comprennent aussi le ridicule, le rejet, le snobisme, le pharisaïsme, l'attaque, la torture et la mort par lapidation, par injection létale ou par pendaison.

Un cerveau collectif peut paraître chaleureux et un peu New-Age  mais l'une des forces principales qui le tient, l'anime et le déchaîne est l'abus.

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