Chine éternelle
Nous arrivons à Pékin avec la pluie d’automne qui tombe en permanence, l’eau déborde de partout, transformant les artères en rivières. Le premier soir nous adressons à un grand père : il nous comprend, répond et nous le comprenons.
10 ans auparavant, en rentrant du Sahara, je voulais aller voir le désert de Gobi, voilà un début de réponse à une question fréquente : pourquoi la Chine ? Il y a bien sûr d’autres réponses mystérieuses et impérieuses.
Notre mode de vie de travailleurs parisiens nous pèse, élargir notre espace, aller prendre l’air d’ailleurs, nous plairait bien, d’où l’idée de faire une petite fuite hors de notre tuyau urbain.
Pendant 2 ans nous préparons le voyage : économies, apprentissage du chinois, lectures, rencontres avec toutes personnes ayant mis les pieds en Chine qui passe à notre portée. Une carte de Chine est affichée au mur de notre pièce unique, en y plantant le doigt au hasard de temps en temps, nous tombons souvent sur le même endroit : « le QuinghaÏ hu », lac gelé des plateaux du Quinghaï, au nord du Tibet. Normal, c’est presque au centre de la carte, nous irons y faire un tour.
Christian fini son premier roman et je commence la photo,
En août 1994 année sabbatique en poche et appartement rendu, l’échappée commence.
Pendant un an, nous traverserons plusieurs fois la Chine, élargissant les cercles, repassant parfois aux mêmes endroits, un peu à côté, un peu plus loin, un peu plus longtemps.
La connaissance de la langue allègera souvent des situations difficiles ou bien lorsque nous nous reposerons du trajet en vélo à la buvette locale, les premiers mots, les discussions qui suivent restent dans mes souvenirs comme des petits moments de délice.
Nous voyagerons en avion, rarement, c’est trop cher pour notre bourse et trop rapide pour notre goût ;
En train, c’est moins cher, mais l’univers ferroviaire chinois et son administration même s’ils méritent un détour, nous ont un peu dissuadés ; en bateau quand les fleuves le permettent ; en jeep ; en bus et en vélo le plus souvent ; en tracteur ; à pied selon les moyens locaux et l’état des routes.
Nous écartant des villes, les photos présentées ont été prises le long des routes du Hunan, Hubei, Sichuan, Guangxi, Yunnan, Xinjiang et Guizhou.
Muriel Le Strat
LUXING
« Tiguiglick, tiguiglick ! » nous poursuivait un petit garçon Ouïgour à la tête d’une bande de chenapans rigolos et rigoleurs. Ce n’était ni un
surnom ni une interpellation. En mettant les mains en cadre devant les yeux, il imitait d’un doigt espiègle le déclenchement du mécanisme photographique : « Tiguiglick,
tiguiglick ! ».
Il se remet à courir entraînant sa nuée d’éclats de rire dépenaillés. l’orée d’un oasis village, en briques de terre séchée enduites de torchis glaiseux, ou bien au
détour des ruelles soudain fraîches et reposantes, dépassant des ornements riches et fins des balcons de bois travaillés et ajourés, dans les jupes des femmes rondes et joyeuses, des paquets de
marmaille exubérantes nous quittent et nous retrouvent, nous poursuivent et nous oublient.
Parfois, certains insistent plus et s’incrustent sur la pellicule. On échange alors les adresses avec les mamans pour leur envoyer la photo.
Au prochain voyage, nous apprendrons le Ouïgour (langue Altaïque), on se comprendra mieux. Un joueur de flûte laisse échapper au soir, dans la clameur assoupie de la ville, ses notes du haut d’une terrasse. Le vendeur de sorbets vanillés nous sourit derrière sa belle machine en cuivre à manivelle, et la fumée des braises avale l’attention du marchand de petites brochettes de mouton épicées.
L’art de la médecine est millénaire et populaire en Chine. Racines et plantes sacrées sont soigneusement conservées et réduites, mélangées selon de savants dosages
effectués d’une main sûre en suivant les indications manuscrites sur un bout de papier chiffonné tendu par un papa inquiet, un ouvrier fatigué ou une mamie souriante. La balance est précise, les
précieuses poudres sont assemblées dans des petits tas, puis versées dans des cornets de papier de journal, sous l’œil curieux du client, avec force explications et recommandations, réponses aux questions.
Le long de la ruelle de bois, les échoppes se suivent. La pharmacie est paisible, mais là-bas devant le fabricant et vendeur d’objets en cuivre cela rigole bien
fort, juste avant de traverser le canal sur ce petit pont, de bois lui aussi.
Lorsque nous sommes arrivés, les vendeurs de rue nous ont regardés avec intérêt descendre de nos vélos et les caler l’un contre l’autre pour que le poids des sacs à dos ne les fasse pas tomber. Puis ils nous ont suivi des yeux jusqu’à la petite échoppe où nous achetons une bière fraîche. Nous soufflons, la nouille du matin est loin dans nos jambes, les gens s’approchent peu à peu. Nous parlons chinois et pouvons répondre à leurs questions curieuses, un petit attroupement se forme, comme pour venir aux nouvelles, les premiers arrivés renseignent les nouveaux. Les vendeurs se rapprochent et tendent l’oreille à leur tour.
Le bus brinquebalant, fatigué et essoufflé peut bien prendre le temps de cahoter le long de cette route de crête perdue au-dessus des nuages, il redescendra dans
des lacets interminables jusqu’à cette rivière en bas, trois ou quatre mille mètres plus bas, il ne traversera la rivière à gué, qu’allégé de ses passagers et poussé par eux, sans supplément de
tarif.
Une fois que les poulets sont réinstallés sur les genoux de cette
vieille dame calée d’une fesse en équilibre sur le sac de riz du vieux monsieur dont les pieds tentent de faire une place au dormeur adolescent allongé entre les sièges sur-occupés, le bus qui
vient de franchir allégrement vingt-cinq kilomètres à vol d’oiseau en une demi-journée repart vaillamment à l’assaut des nuages de la prochaine montagne, là-bas.
Le coucher de soleil sur la mer de nuages enrobant la route de crête suivante nous fera oublier les milliers de bonds effectués sur les ressorts de nos sièges à
chaque caillou vivement ressenti du fait de l’absence d’amortisseurs.
Lorsque nous arriverons à notre nouvelle étape, après trois jours de serpentinage dans la verdure pré-tropicale des montagnes du Sichuan, nous récupèrerons nos vélos sur le toit du bus, en pièces détachées, tous boulons dévissés par les vibrations et les cahots, nous les ferons resserrer par le réparateur au coin de la rue, nous les revendrons à un mégastore. Dans le coin, les routes sont trop dangereuses, nous prendrons le bateau, les bateaux.
Devant l’hôtel, nous nous sommes séparés. Muriel revient de l’épicerie suivie par un vieux monsieur espiègle, c’est Monsieur Chang. Dans un Anglais parfaitement compréhensible, il nous explique qu’il aimerait nous faire voir les endroits qu’il aime. Il aime se coucher tard après avoir bien lu, il connaît Maupassant, il aime se lever tard, puis il vient dans cette maison où on lui sert d’office son thé favori, il peut lire le journal. Il a quatre-vingts ans.
Demain il nous emmènera voir un temple au milieu d’un parc, il y aura aussi une grande maison de thé où une troupe donne un Opéra du Sichuan chaque jour, il adore.
Les temples sont souvent sombres, la lumière est feutrée, les gestes sont lents, les voix sont basses et le temps s’est évaporé. On peut penser à soi, au monde, se questionner. Les volutes
d’encens stagnent paresseusement dans l’air frais. Dans « Au bord de l’eau », les temples et les monastères sont souvent le cadre de rencontres et intrigues, ils foisonnent de vie
sociale.
Ce sont des lieux où Monsieur Chang passe familièrement comme à une promenade, comme dans un jardin. Après l’Opéra, il nous a laissé finir le thé seul, il s’est joint à une partie de mah-jong à la table d’à côté, il gagne la majorité des parties, il est content, les jeunes avec qui il joue l’entourent d’attentions respectueuses. Lorsqu’il revient à notre table, il nous montre les billets qu’il a gagné.
Accompagnés de son habituelle toux caverneuse, nous prenons le bus jusqu’à une cité de travailleurs discrète. Au deuxième étage, un couple d’alertes vieillards nous
accueillent dans leur petit deux pièces. Monsieur Chang nous présente son vieil ami le peintre, de quinze ans son aîné. Les sujets traditionnels chinois sont inlassablement reproduits sur les
feuilles de soie entassées sur les fils à linge de la chambre du fond. Si la perfection n’est pas atteinte ce coup-ci, dans une vie prochaine, peut-être. Le pays du milieu est éternel. Petits
trésors.
À deux mille kilomètres de là, à vol d’oiseau, bien plus en suivant les entrelacs des routes poussiéreuses qui sinuent le long des déserts et des montagnes traversées, des paysans sont descendus à pied de leurs collines tropicales, portant à dos de femmes les denrées qu’ils échangeront. Les hommes discutent, ils sont fatigués, ils vont loin, dans la forêt tropicale de bambous, dans leur village de maisons de bois, au bout du chemin de terre.
Des milliers de miroirs empilés frissonnent en mouvement à chaque souffle de vent. Les hommes et les femmes montent et descendent le long des interminables escaliers, chargés de leurs palanches ou de leur hotte de vannerie. Les villages s’étagent le long des vallées entièrement aménagées jusqu’à la perte de l’horizon, derrière la dernière colline au loin. Le riz pousse de haut en bas. Tous ceux qui ont deux jambes portent inlassablement.
Des mollets puissants entraînent la barque où sont installés une poignée de voyageurs, pour beaucoup natifs du pays. Les hâleurs musclés sont dans l’eau de la rivière jusqu’aux cuisses, ils chantent pour rythmer leurs efforts coordonnés. Un babouin en colère nous a tourné le dos et fait chauffer la rougeur de ses fesses.
Des oiseaux hurlent. La forêt est vraisemblablement tropicale, ou sub-tropicale, ou quelque part par là. Les arbres et les bambous s’enchevêtrent telle une mousse hallucinante. La vapeur humidifie la verdure. La barque furtivement remonte le cours de la rivière, un pont suspendu poursuit un chemin sinueux à mi-flanc de la gorge.
La Chine s’éloigne de nos mémoires et dans la brume de nos souvenirs émergent des images, beaucoup d’images.
On peut consulter le travail de Photographe de Muriel Le Strat et du collectif de photographes Ardéchois dont elle fait partie à http://www.c-danslaboite.com
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