Anti nazi
Interview de Maître Vergès sur les situations syrienne et libyenne
Jeudi, 16 Juin 2011
Maître Jacques Vergès, avocat international.
Infatigable défenseur judiciaire et politique des résistants au Nouvel Ordre mondial, Jacques Vergès, qu’on a récemment vu aux côtés de Roland Dumas en Libye, a bien voulu nous recevoir pour nous donner son sentiment sur ce qui se passe ou pourrait se passer en Syrie. Il dresse une analyse sans complaisance de la dérive morale et géopolitique de l’Occident américano-centré et a un optimisme raisonné sur l’évolution de la situation, en Syrie et ailleurs.
‣ Quelle est votre analyse de la situation en Syrie ?
Il y a très clairement une tentative de déstabilisation extérieure de la Syrie. Dans ce pays, l’Arabie saoudite est aux manœuvres, via les groupes salafistes qu’elle inspire et finance. Bien-sûr, les Etats-Unis supervisent cette ébauche de guerre civile. Israël, état frontalier et ennemi de la Syrie qui dispose de services de renseignements et d’action assez performants, est selon moi, directement impliqué aussi. Et je n’oublie pas le rôle moteur que joue, sur le plan diplomatique, la France, pour discréditer et isoler le régime syrien. Pour autant, je ne nie pas qu’il existe des problèmes sociaux en Syrie. La France aussi connaît de graves problèmes sociaux, on peut même dire que la société française est confrontée à un certain nombre de blocages. Mais les ennemis intérieurs et extérieurs de la Syrie baasiste font tout pour jeter de l’huile sur le feu. Quant à moi, je suis très clairement un ami de la Syrie telle qu’elle est.
‣ Quel est selon vous le ou les ressorts de l’attitude de Nicolas Sarkozy dans cette affaire ?
Sur un plan strictement idéologique, il y a l’incontestable philo-sionisme et philo-américanisme de ce président, qui rêve d’être le meilleur élève européen, ou le premier ex-æquo avec le britannique David Cameron, de la « classe OTAN ». On touche ici à un aspect plus personnel et psychologique du personnage : son désir pathétique de se hisser à ce statut d’homme d’Etat qui joue dans la « cour des grands » de ce monde, statut qu’une large majorité de l’opinion française semble lui dénier aujourd’hui. Et puis il y a tous ces échecs intérieurs –économiques ou sécuritaires– qu’on essaie de faire oublier aux électeurs par des roulements de mécanique guerrière, c’est un procédé vieux comme le monde politique. Enfin, il y a le lourd passif de la diplomatie française vis-à-vis du printemps arabe, tunisien et égyptien, de Fillon passant ses vacances aux frais de Moubarak à « M.A.M. » proposant à Ben Ali l’expertise française en matière de répression policière, il y a là pas mal de choses à faire oublier, le plus vite possible. Cela donne notamment cette guerre non avouée contre Kadhafi, décidée dans la précipitation et sans objectif politique clair, sur simple injonction de Bernard-Henri Lévy, par-dessus l’épaule d’Alain Juppé et de Gérard Longuet ! Une politique aventureuse, qui ne pourra déboucher que sur le chaos et le gâchis de vies humaines et de richesses. C’est déjà un échec, comme la guerre d’Afghanistan. Kadhafi résiste, moins à cause de son armement supérieur que du soutien dont il continue de bénéficier dans une large part de la population libyenne, mais aussi parce que les opposants soutenus à prix d’or par les Occidentaux font, chaque jour, la preuve de leur vacuité, non seulement militaire, mais politique. Face à cette résistance, les médias ressortent les bons vieux bobards de la guerre psychologique. Avez-vous entendu cette pittoresque « information » diffusée sur nos chaînes de télévision ? Kadhafi aurait distribué du viagra à ses soldats pour les inciter à violer les femmes des rebelles… Quand on en est réduit à ce type de propagande, c’est vraiment que ça va mal !
‣ L’action occidentale en Libye comme en Syrie, est selon vous, improvisée, mal pensée, vouée à l’échec. On s’attendrait cependant, à moins d’amateurisme de la part de l’administration américaine et de l’OTAN… Mais voyez le gâchis inepte perpétré par les Américains en Irak depuis près de dix ans. Ils ont lancé une guerre, sous des prétextes bidon, pour abattre Saddam Hussein, un « dur » du camp arabe face à Israël. Et après d’innombrables victimes et de gigantesques dégâts, ils ont donné le pouvoir à la majorité chiite, autrement dit à l’Iran, leur ennemi public n°1. C’est de la grande géopolitique, ça ? N’importe quel analyste ou connaisseur de la région aurait pu prédire ce résultat à Bush et à sa clique néoconservatrice ! Cette situation ubuesque a inspiré au grand intellectuel américain Noam Chomsky cette boutade un rien désabusée : « Je croyais qu’on était allé en Irak pour lutter contre le fanatisme islamiste et on les a mis au pouvoir ! » Et bien, c’est la même chose en Libye, on fait donner la grosse artillerie contre Kadhafi, qui s’était cependant rapproché de l’Occident –et que Sarkozy, naguère, avait reçu avec les égards qu’on sait– et on a comme solution de rechange que des « bras cassés » impuissants et infiltrés, d’ailleurs, par des islamistes radicaux, qui ne représentent au mieux que la province de Cyrénaïque –et même là leur représentativité m’apparaît pour le moins fragile. La « détermination » française –ou anglaise– résistera t’elle au premier hélicoptère ou aux premiers commandos terrestres abattus ? Quant à la Syrie, si les Américains et leurs amis saoudiens parvenaient à renverser le régime de Bachar al-Assad, ils livreraient le pays ipso facto à des sectaires sunnites qui mettraient ce pays moderne à l’heure de Ryad, ce qui, à terme, sera lourd de conséquences pour Israël et ses protecteurs américains. Cela dit, je reste optimiste, pour la Syrie et même la Libye. La majorité du peuple syrien sait que c’est la guerre civile et la destruction de leur pays que leur apporteraient les opposants officiels. Les Syriens ne veulent pas que leur pays devienne un nouvel Irak.
‣ Et si le but de la guerre pour les Américains et leurs auxiliaires européens et arabes était, justement, à défaut de contrôler la Syrie, de la détruire, de la faire revenir un demi-siècle ou plus en arrière, comme certains stratèges d’Outre-Atlantique s’en sont vantés pour l’Irak ?
Précisément, l’exemple irakien montre que c’est une politique à courte vue et dangereuse pour les intérêts géostratégiques de Washington. L’Irak aujourd’hui n’a jamais été aussi proche de l’Iran. La création d’un Etat autonome kurde dans le nord du pays a contribué à éloigner la Turquie des Etats-Unis. On ne gagne rien à créer des situations incontrôlables, le chaos que vous avez créé vous reviendra dans la figure tel un boomerang géopolitique ! Qu’aura gagné Miss Clinton quand des jihadistes paraderont dans les rues de Tripoli, après celles de Benghazi ? Pour la Syrie, l’appui dont continue de bénéficier le pouvoir de Bachar al-Assad demeure l’obstacle le plus efficace contre les manœuvres américano-israélo-saoudiennes.
‣ Donc, en Syrie comme ailleurs, l’Occident pratique la fuite en avant, la politique de la canonnière au jour le jour ?
Exactement, parce que l’Occident est malade, économiquement, politiquement, et surtout moralement. Pour moi, ces coûteuses gesticulations militaires, de Kaboul à Tripoli en passant par Bagdad ou Damas, sont comparables aux spasmes d’un agonisant. L’Amérique notamment est très malade, son économie ruinée, sa dette colossale, et le dollar est devenu une monnaie de Monopoly, utilisée dans les escroqueries géantes à la Madoff. Pour garder un semblant de légitimité morale et politique, et donc un leadership mondial, on se fabrique un ennemi, un « Grand Satan » comme diraient les Iraniens, qui fasse oublier aux opinions internes, la faillite imminente. Mais quel crédit moral accorder à des puissances qui pratiquent en permanence le « deux poids, deux mesures » ? Pour nous en revenir au Proche-Orient, on bombarde Tripoli et on menace Damas. On laisse Israël poursuivre la colonisation et la répression sanglante, en dépit de résolutions répétées de l’ONU. On laisse les troupes saoudiennes (un autre pion américain dans le Golfe) réprimer, au Bahreïn, un mouvement populaire de contestation. On stigmatise le fanatisme iranien et on s’appuie sur l’Arabie Saoudite théocratique, qui pratique l’obscurantisme. Les expéditions coloniales en Afrique et au Proche-Orient –avec les deux anciennes puissances coloniales, française et britannique, en première ligne militaire et diplomatique– sont la preuve de la mauvaise santé de leurs instigateurs. L’Amérique est malade, et la France alors ? L’affaire DSK illustre, pour moi, la faillite morale et politique des élites social-libérales, usées et corrompues. Cette faillite morale s’ajoute à la faillite des institutions et à celle de l’économie, sans oublier l’insécurité. Chacun voit que l’Etat français, qui bombarde Tripoli, est incapable de faire entendre raison aux caïds de banlieue ! Et on s’étonne ensuite qu’un président comme Sarkozy, dernier avatar de cette caste gouvernante, cherche à se refaire une virginité et une stature sur le dos des Libyens et des Syriens ! Quelle imposture ! Imposture et spasmes de mourant ! L’Occident risque bien de crever de son cynisme et de sa faillite morale !
‣ Pour finir, vous vous montrez plutôt optimiste quant à l’évolution de la situation dans ces pays dits de la « ligne de front » ?
Oui, les Américains et leurs séides peuvent faire pas mal de dégâts –on le voit en Libye, en Afghanistan, ou encore au Soudan, en Irak et en ex-Yougoslavie–. Je ne crois pas qu’ils pourront avoir raison contre des peuples et des nations. On le voit ou on le verra en Syrie, en Libye, en Egypte, au Liban et en Palestine. En Syrie, il faut être vigilant face aux manœuvres de déstabilisation et aux opérations de désinformation.