Nous sommes les descendants des judeo-bolcheviques
Suivant Macron, Blanquer et Darmanin, Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, souhaite enquêter sur l’idéologie islamo-gauchiste qui gangrènerait les facs françaises. « Non ! » lui répondent les universitaires qui dénoncent une chasse aux sorcières et une notion (d’extrême droite) qui ne serait pas scientifique. Mais ne serait-il pas temps de changer de régime argumentatif ?
L’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable. (...) Ce que l’on observe dans les universités, c’est qu’il y a des gens qui peuvent utiliser leurs titres et l’aura qu’ils ont, ils sont minoritaires, pour porter des idées radicales ou pour porter des idées militantes.
Voilà les propos qu’a tenus Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, sur le plateau de la télévision d’extrême droite CNews le dimanche 14 février 2021. Elle y a aussi validé les propos stupéfiants de Jean-Pierre Elkabbach, qui suggérait que l’université française serait gangrénée par l’islamo-gauchisme, une idéologie qui réaliserait « une sorte d’alliance entre Mao Tsé-Toung et l’ayatollah Khomeini ».
Ces propos sont évidemment stupides. Mais cela n’empêche pas qu’ils fassent froid dans le dos. Le lendemain, Frédérique Vidal poursuivait sur sa lancée en déclarant à l’Assemblée nationale qu’elle allait demander au CNRS, un institut national de recherche indépendant des universités, de mener une enquête sur la place de l’islamo-gauchisme dans celles-ci.
J’ai été interrogée sur ce que l’on voit apparaître dans les universités, à savoir des universitaires qui se disent eux-mêmes empêchés par d’autres de mener leurs recherches, leurs études. J’ai dit que l’université n’était pas étanche, que l’université était traversée par tous les courants de la société, que le rôle de l’université était de les étudier, de les comprendre, de laisser se mettre en place ce fameux débat contradictoire plutôt que ces caricatures. (…)
Alors oui, en sociologie on appelle ça mener une enquête. Oui, c’est le CNRS qui, actuellement, en la personne de son président, dirige l’Alliance des sciences humaines et sociales Athena. Et oui, je vais demander à ce que l’on fasse un bilan de l’ensemble des recherches qui se déroulent dans notre pays, que ce soient les recherches sur le postcolonialisme… Mais moi, vous savez, j’ai été extrêmement choquée de voir au Capitole apparaître un drapeau confédéré, et je pense qu’il est essentiel que les sciences humaines et sociales se penchent sur ces questions qui sont encore aujourd’hui d’actualité.
On voit mal le rapport entre les recherches postcoloniales et le drapeau confédéré amené à Washington par des suprémacistes blancs. Mais on comprend la logique du discours de Vidal. À l’image ce qui passe avec Erdoğan en Turquie, avec Bolsonaro au Brésil ou avec Orbán en Hongrie, le ministère de la recherche français voudrait donc mettre les universitaires au pas afin que leurs travaux soient idéologiquement conformes à la ligne directrice du gouvernement, c’est-à-dire à la fois néolibérale et raciste. Pour ce faire, il s’agirait donc tout simplement de purger tout ce qui serait un peu trop à gauche ou un peu trop antiraciste, et d’en finir avec des travaux qui soulignent les mécanismes sociaux de domination et de construction des inégalités.
Dans son combat, la ministre peut compter sur une presse qui ne l’a pas attendue pour dégueuler son racisme et son anti-intellectualisme. Elle peut aussi compter sur des universitaires néo-conservateurs de plus en plus bruyants. Ces derniers jours, au plan médiatique, c’est Le Figaro qui a relancé la boule puante, en titrant en une, le 11 février « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités ». Côté universitaire, en plus du collectif d’extrême droite Vigilance universités, sorte d’équivalent académique du Printemps républicain, on a vu récemment apparaître « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires ». Ce collectif fantoche, parti d’une blague entre universitaires fachos, connait un succès soudain. Il s’est fait connaître dans Le Point, en signant une tribune pour se plaindre des universitaires qui ne feraient qu’à voir du racisme partout. Ses quelques membres expliquent aujourd’hui à longueur de tribunes et de plateaux télévisés que l’université est infestée par « une peste intersectionnelle » pour reprendre les mots du clown réactionnaire Raphaël Enthoven. Selon eux, on reconnaitrait les islamo-gauchistes au fait qu’ils et elles n’aiment pas les conférences racistes, qu’ils et elles s’abreuvent à des théories venues des États-Unis ou qu’ils et elles utilisent l’écriture inclusive.
On voit bien ici le ridicule de cette accusation, mais il semble peu adapté de la traiter par le mépris ou l’ironie. Le fait, qu’évidemment, il n’existe nul islamo-gauchiste n’empêche pas que cette désignation ait un sens et un objectif politique clair. De manière générale, il s’agit de disqualifier les luttes pour l’émancipation et les droits sociaux de personnes assignées à une identité musulmane réelle ou supposée — ou les collectifs politiques qui les soutiennent dans ces luttes. Dans la séquence actuelle, il s’agit de mettre l’université au pas et de condamner toutes celles et ceux qui tentent de mettre à jour le caractère systémique des discriminations raciales qui subsistent en France.
Cette orientation idéologique vient du sommet de l’État. Ce n’est en effet pas Frédérique Vidal qui a introduit l’islamo-gauchisme pour discréditer l’université. La thématique est arrivée directement de la bouche du président de la République. Emmanuel Macron estimait en juin 2020 dans Le Monde que « le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux ». L’on ne pourrait être plus clair : pour le président, les discriminations raciales ne seraient pas des constats scientifiques, mais des créations des universitaires de gauche. Quelques mois après avoir publiquement soutenu Eric Zemmour et avoir fait la une du quotidien d’extrême droite Valeurs Actuelles, Macron donnait le ton qui allait être ensuite suivi par tout l’exécutif.
En octobre 2020, c’est Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, qui prenait le relai au micro d’Europe 1, juste après l’assassinat de Samuel Paty. Les coupables étaient trouvés : les musulmans dans leur ensemble, et les traitres qui les soutiendraient, c’est-à-dire les islamo-gauchistes.
On doit être attentif aux petits faits de notre vie collective. Mais moi, je pense surtout aux complicités intellectuelles du terrorisme. Notre société a été beaucoup trop perméable à des courants de pensée. Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages. Il fait des ravages à l’université, il fait des ravages quand l’Unef cède à ce type de choses, il fait des ravages quand dans les rangs de la France Insoumise, vous avez des gens qui sont de ce courant-là et s’affichent comme tels. Ces gens-là favorisent une idéologie qui ensuite, de loin en loin, mène au pire.
Pour Blanquer, l’affaire est entendue : l’islamo-gauchisme ferait le lit du terrorisme islamique et voici pêle-mêle les universitaires critiques, un syndicat étudiant et un parti politique accusés de complicité d’assassinat, rien de moins. Quelques jours plus tard, il récidivait dans les colonnes du Journal du Dimanche, désignant l’islamo-gauchisme comme « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui converge avec les intérêts des islamistes ».
Blanquer n’est pas le seul à adhérer à cette idée complotiste puisque le ministre de l’Intérieur l’a récemment suivi dans ce délire, juste avant d’aller témoigner publiquement de son amour du lepénisme à la télévision. Le 1er février, il était en effet sur les ondes France Inter. Léa Salamé lui a tendu une grosse perche pour dénigrer les universités et crier à l’islamo-gauchisme, perche qu’il s’est empressé de saisir pour cracher son venin raciste.
— Léa Salamé : Si on parle de ce qui se passe dans nos universités françaises. Ces idées racialistes, indigénistes, qui viennent des campus américains, cette idéologie différentialiste… Aujourd’hui elle n’a pas gagné selon vous dans les universités françaises ? Vous n’avez pas l’impression qu’elle gagne du terrain chaque jour ?
— Gérald Darmanin : Comme disait Louis Aragon, rien n’est jamais acquis, rien n’est jamais gagné définitivement. Mais oui, elle est peut-être majoritaire, me semble-t-il, pour la France. Et nous devons absolument combattre pied à pied, idée par idée cela.
S’il est nouveau que le gouvernement la martèle, l’idée islamo-gauchisme n’est pas neuve. Elle vient de l’extrême droite, qui l’a inventé dans les années 2000 pour s’opposer à un retour en grâce de l’anti-impérialisme dans le contexte des guerres en Irak. Des personnalités politiques et médiatiques d’extrême droite l’emploient depuis des années pour désigner un ensemble de plus en plus vaste de personnes, regroupant à peu près tout ce qu’elles détestent, c’est-à-dire les gens de gauche, les musulmans et musulmanes, les personnes racisées et donc les universitaires critiques.
Parler d’islamo-gauchisme à l’université est utile aux fascistes, car, comme le résume le politologue Samuel Hayat, elle leur permet de faire d’une pierre trois coups.
D’abord, c’est jouer sur l’islamophobie ambiante pour amener les personnes les plus sensibles à ce discours à s’opposer à la gauche, et en particulier aux universitaires critiques. Deuxièmement, cela permet de donner des armes aux personnes de droite qui veulent avant tout attaquer la gauche universitaire. Enfin, cela apporte de l’eau au moulin des personnes qui, de manière plus générale, sont contre l’université et participent à sa destruction, comme le ministre Blanquer, en présentant les chercheurs en sciences sociales comme des traîtres à la science, utilisant leur position pour défendre à la fois le gauchisme et l’islamisme.
Revenons à Vidal. La première institution à condamner ses propos a été la Conférence des Présidents d’Université (CPU), un organe pourtant en général particulièrement tiède et parfait relai des politiques de néolibéralisation de l’université. Le communiqué de la CPU, intitulé « Non à la chasse aux sorcières islamo-gauchistes ! » évoque la nécessité de stopper la confusion et les polémiques stériles. Sa dernière phrase vaut le détour : « Le débat politique n’est par principe pas un débat scientifique : il ne doit pas pour autant conduire à raconter n’importe quoi ». Circulez, Madame Vidal.
Le CNRS, à qui Vidal a demandé de mener l’enquête, a emboîté le pas de la CPU, tout en acceptant de contribuer à une étude. Dans un communiqué, il a condamné « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de "race", ou tout autre champ de la connaissance ».
L’Alliance Athéna, que Vidal voyait assurer l’enquête pour le compte du CNRS, a suivi aussi, discrètement, jugeant qu’il n’était pas de son ressort « de conduire des études qui ne reposeraient pas sur le respect des règles fondatrices de la pratique scientifique, qui conduiraient à remettre en question la pertinence ou la légitimité de certains champs de recherche, ou à mettre en doute l’intégrité scientifique de certains collègues ». Tous les syndicats universitaires ainsi que des institutions comme Science Po ont rejoint ce cortège de condamnations des propos de la ministre. Et de nombreux universitaires demandent désormais à Frédérique Vidal de démissionner.
Ces condamnations sont rassurantes sur le plan démocratique. Et se prendre un stop des deux habituelles courroies de transmission des décisions gouvernementales que sont le CNRS et la CPU est assurément une mauvaise nouvelle pour Vidal, qui se retrouve fragilisée politiquement.
Depuis, c’est un peu la cacophonie. On apprenait dans Le Figaro du 19 février que Vidal souhaiterait se faire inviter dans l’émission de Zemmour pour défendre son enquête. On la comprend : quoi de mieux que l’oreille bienveillante d’un éditorialiste fasciste apprécié du président de la République pour défendre pareille opération ? Mais on trouvait aussi dans la presse le fait que Matignon souhaiterait qu’elle enterre cette enquête et l’idée que Macron, qui pourtant avait lancé cette ligne politique, l’aurait « recadrée ». Pourtant, Vidal consacrait le 21 février une interview de 2 pages au Journal du Dimanche qui titrait en une : « Islamo-gauchisme : la ministre persiste ». Répondant aux critiques reçues, elle y affirmait notamment vouloir « une approche rationnelle et scientifique du sujet ». La veille, c’est Blanquer qui assurait le service-après-vente en affirmant au micro de BFMTV que « l’islamo-gauchisme est un fait social indubitable ».
Bref, le spectacle politico-médiatique patauge. Mais l’essentiel est passé : aussi bidon soit-elle, la notion d’islamo-gauchisme s’impose dans l’espace public.
La condamnation par le CNRS (et par l’Alliance Athéna) des propos de Vidal est problématique. D’abord, le CNRS ne s’est pas opposé au principe d’une enquête sur les universitaires. Ensuite, sa critique des propos de la ministre se fonde en effet sur l’idée que l’islamo-gauchisme ne serait pas une notion scientifique. Autrement dit, peut-être qu’il y aurait des choses à reprocher aux chercheurs et chercheuses qui s’emparent des notions de race ou de classe, voire d’intersectionnalité, mais cela devrait encore être qualifié. Il aurait été plus judicieux de la part du CNRS de caractériser l’islamo-gauchisme pour ce qu’il est : un concept d’extrême droite fait pour imposer une thématique raciste à l’agenda politique et médiatique.
Depuis quelques jours, nombre d’universitaires s’emploient à démonter, articles à l’appui, l’incompatibilité entre gauchisme et islamisme, ou à pointer que les supposés courants nord-américains s’inspirent en fait d’auteurs français (Foucault, Bourdieu, Fanon). D’autres universitaires (parfois les mêmes) se sont amusés à se défendre d’être islamo-gauchistes. C’est systématiquement un drame. Soit elles ou ils donnent des preuves qu’ils ne sont pas de gauche, sur le ton débonnaire du « moi, de gauche ? si vous saviez... » Soit elles ou ils démontrent qu’on ne peut pas les soupçonner d’antiracisme sur fond de « me soupçonner de sympathies pour les musulmans ?... c’est le pompon ! ». Que ces lignes de défense soient exécutées ou premier ou second degré importe peu, on voit bien comment le piège se referme.
La notion d’islamo-gauchisme ne traduit pas un manque de rationalité de ses promoteurs, dont les objectifs sont clairs. Remettre en cause sa pertinence intellectuelle ou scientifique ne sert à rien : ce n’est pas un mauvais terme pour un vrai problème, il ne souffre pas d’imprécisions sur les contours de ce qu’il décrit, on se fout qu’il soit en décalage avec le réel. Accepter de se placer vis-à-vis du terme conduit quasiment immanquablement à prendre ses distances vis-à-vis des idées de gauche et antiracistes. C’est d’ailleurs là une preuve de l’efficacité de la notion sur le plan politique : elle divise et elle impose sa vision du monde.
Combattre le concept d’islamo-gauchisme, comme cela a été le cas quand il fallait combattre son cousin des années 30 le judéo-bolchévisme, ne peut pas se limiter à des condamnations morales. Cela implique de se battre contre celles et ceux qui emploient ce terme et par un soutien total envers les véritables victimes du racisme et de l’islamophobie, qui ne sont pas les universitaires. Et ce combat doit se situer conjointement sur le plan matériel et sur celui de l’imaginaire. Pour rendre des notions complotistes inopérantes, il ne sert à rien de démontrer qu’elles ne tiennent pas debout. Il nous faut agir là où elles fonctionnent, là où elles font exister ce qu’elles prétendent combattre. Il nous faut comprendre pourquoi elles parlent à des gens, et faire en sorte de les rendre fausses pratiquement, qu’elles ne fassent plus sens pour personne. Et on ne va pas se mentir, pour combattre ce mal à la racine, il y a du pain sur la planche.
C’est vrai que nous voyons du racisme partout depuis qu’il est assumé publiquement comme la voie de la raison. C’est vrai aussi que nous voyons du complotisme partout depuis qu’il devient un mode de réflexion acceptable dans les plus hautes sphères de la société. C’est vrai encore que nous voyons du fascisme partout depuis que des politiciens de premier plan ne cachent plus leurs accointances avec les idées d’extrême droite. C’est vrai enfin que tout cela n’est pas radicalement nouveau, mais mérite cependant qu’on le combatte fortement à mesure que la menace redouble. Pas dit que des communiqués du CNRS ou de la Conférence des présidents d’université ou qu’une énième pétition d’universitaires suffisent. Mais espérons qu’ils soient une étape nécessaire et que cette prise de conscience se traduise bientôt en actes forts d’opposition.
Éric Sealgair
Illustration : Grand Tableau antifasciste collectif d’Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Erró, Jean-Jacques Lebel et Antonio Recalcati, automne 1960.