Les mémoires d'un poilu de 14 : (3)
A mes neveux et nièces Jean et Jeanne Marie et à leurs enfants Christian et Dominique en témoignage de la grande affection que j’ai pour eux. Gaston Hivert le 21 Décembre 1969
C’est là que j’ai connu la guerre des tranchées, ma Compagnie était à une pointe avancée de cette crête qui défendait la ville de Soissons, et la vallée de l’Aisne, nos tranchées étaient à 150 ou 250 mètres des tranchées allemandes. Une nuit étant à mon tour au petit poste avancé avec 3 ou 4 camarades, nous entendîmes un ronflement de moteur devant nous. Aussitôt nous envoyons des fusées éclairantes, et nous vîmes devant nous de grosses masses noires roulant doucement dans notre direction. Alertés par nous les premières lignes déclenchèrent un feu nourri sur ces engins qui aussitôt éclatèrent comme une bombe entre nos lignes, au milieu d’un bruit infernal et d’une épaisse fumée noire… Ce fut un échec pour les Allemands qui ne recommencèrent jamais cette expérience. Mais, notre Etat-major renseigné sur les intentions allemandes, nous fit renforcer par des troupes de couleur. En effet quelques jours plus tard, le 9 Janvier après un bombardement relativement court sur les tranchées et sur l’arrière. Ces messieurs passèrent à l’attaque, heureusement, nos renforts noirs spécialistes de « la fourchette » se heurtèrent sans ménagement aux boches. Entre les lignes, ce fut une tuerie sans précédent, et le soir, de part et d’autre, les rescapés rejoignaient leurs tranchées de départ.
Ma compagnie, la 24e, ayant à sa tête le capitaine CH… fut citée à l’ordre de l’Armée. Tout était rentré dans un calme relatif, mais au bout de quelques jours, l’atmosphère devenait irrespirable, tellement une odeur cadavérique nous envahissait. Aussi notre lieutenant eut)il l’idée un soir de demander une centaine de volontaires, dont je fit parti. Le lendemain matin, au jour, nous nous présentions à la première ligne, non pas avec des fusils, mais, avec un grand drapeau blanc traverser d’une croix rouge, confectionnée dans la nuit, et armés de pelles et de pioches, on se présenta (avec précautions) au dessus de la tranchée, attendant la réaction d’en face. Nous attendîmes environ une ½ heure, pas un coup de feu, et soudain une multitude de chiffons blancs et d’outils émergeaient de la tranchée opposée. D’un accord tacite, nous montions sur le terrain et procédions à l’ensevelissement (si l’on peut dire) des cadavres en putréfaction, on s’est retrouvés devant un charnier horrifiant et inextricable, nous obligeant à mettre nos masques… Puis le soir nous sommes rentrés respectivement dans nos tranchées sans avoir de conciliabules entre nous. Mais on s’était compris… Le lendemain, le lieutenant nous fit conduire dans un château situé entre Crouy et Vauziot, où il existait une installation de douches. Tous à poil, c’était un régal… Puis, nous sommes descendus au repos en arrière de Soissons, à Pernant et Mersin, je crois ? Là notre capitaine CH… fut évacué pour troubles cérébraux ; plus tard, j’ai connu un lieutenant d’Auxerre évacué pour les mêmes raisons… A Pernant je vais me permettre de rappeler une petite anecdote… Le prêtre Ceo… qui faisait fonction d’infirmier, fit un dimanche matin en l’Eglise du pays, un sermon en ces termes : « La France paye en ce moment ses dettes qu’elle a contracté envers l’Eglise depuis 20 ans, elle souffre mais elle doit souffrir encore, dans l’intérêt de l’humanité. » (Faisant allusion à la séparation de l’Eglise et de l’Etat). Inutile de souligner le froid que cette péroraison avait pu produire sur l’assistance. Mais ce jour là, le prêtre ne fut pas invité au mess des officiers…
On appris plus tard que ce mot d’ordre qui venait du pape Benoit XV avait été prêché dans toutes les Eglises de France. Nous sommes restés dans cette région un certain temps, occupant dans l’Aisne des secteurs plus ou moins calmes dans la région de Berry-au-bac. Puis nous avons embarqué pour le Nord où nous sommes descendus à Naud-les-Mines, à droite de Bruay. Guerre tout à fait différente.
Au-dessus de Bully-Crenay, nous avons occupé un entonnoir géant, causé par l’explosion d’une mine, nous tenions la lèvre Sud et les Boches la lèvre Nord, lieu dit : Fosse Colonne n° 7.
La nuit nous nous contentions de nous adresser quelques grenades à main qui, invariablement tombaient dans le fond de l’entonnoir large d’une centaine de mètres ; mais de part et d’autre, cela évitait une attaque surprise. Puis, successivement, nous avons occupé en « dents de scie » : Ablain Saint-Nazaire, Souchey, Carency, Le Cabaret Rouge, où nous accédions par le boyau de la Redoute. Nous sommes descendu au repos pour quelques jours à 5 ou 6 km des lignes. Après cette pause nous nous sommes dirigés sur Notre Dame de Lorette où l’on devait préparer une grande offensive. Nous partons donc un soir, et après une marche épuisante dans les boyaux, nous arrivons aux tranchées, d’où nous devions attaquer au petit jour… Puis l’ordre d’attaque étant reculé d’heure en heure, tout le monde s’écroulait de sommeil. Bref, l’ordre d’attaque arriva vers 8 heures, après une courte préparation d’artillerie. C’est là que je veux rappeler un évènement tragique dont Barbusse fait allusion dans « Le Feu » et que pour la censure il intitula « Argoval » alors qu’il faut lire « Mingoval ». Je disais donc plus haut que l’heure H avait sonné et le Lieutenant P… qui commandait deux sections de la 23e Cie, passa dans la tranchée en faisant l’appel de tous ses hommes, il manquait le soldat R…, il le fit remarquer aux sous-officiers responsables, qui lui répondirent : Il était là tout à l’heure, il doit roupiller dans un coin… Cherchez le ! On attaque dans 5 minutes, s’il n’est pas là, je le porte déserteur. C’est ce qui se passa, on ne le trouva pas, bien que réveillé par la suite par le bombardement, il rejoignit de trou d’obus en trou d’obus, l’arrière de la compagnie. Mais la décision du Lieutenant P… fut maintenue, malgré l’intervention du Capitaine C… en sa faveur, invoquant sa présence à toutes les attaques depuis le début. Rien à faire, et ce fut le drame… Après 4 ou 5 jours de durs combats pour la prise d’une ou deux tranchées, nous descendions au repos à Mingoval, où nous arrivons comme toujours en pleine nuit. Mais le matin au petit jour, nous sommes réveillés par le cri « Alerte ». De bouche en bouche, on apprend rapidement que le régiment se rassemblait pour assister à l’exécution de ce pauvre R… de la 23e. Un cri de dégoût et d’amertume s’empare de tous, mais il faut obéir, malgré cela, beaucoup se font porter malade, la visite n’étant qu’à 8 heures, mais de ce fait, ils n’assisterons pas à l’exécution…
Nous nous rendîmes donc, dans un vaste pré, à proximité du pays, pour nous former en carré. Le Colonel C… faisant fonction de Général de Brigade, cria « Garde à vous ! » et un fourgon s’avança lentement, puis s’arrêta, il en descendis un pauvre gars livide, encadré par deux soldats, ne pouvant mettre à peine les pieds l’un devant l’autre. Puis on l’amena devant le Colonel qui lui lu l’arrêt du tribunal militaire, le condamnant à la peine de mort. Ensuite cet homme fut emmené vers un poteau de bois blanc, de 80 cm à peine de hauteur, et les deux hommes tentèrent de le faire mettre à genoux pour l’attacher ; mais l’instinct de conservation dominant, le condamné refusa de plier. Le colonel demanda d’un ton nazi-llard, quatre hommes de renfort, et, le pauvre gars fut terrassé et ficelé au poteau, les yeux bandés. Quel spectacle !… Comme il n’y avait aucun volontaire pour le peloton d’exécution, le Colonel C… commanda de désigner douze hommes pour accomplir cette triste besogne, ce qui fut fait. Le plus vieux sous-officier du régiment fut chargé de commander l’exécution, le pauvre, perdant son sang froid, se croyant à l’exercice, cria : en joue feu ! Alors qu’il devait simplement, lever son sabre et l’abattre ; et pour le coup de grâce, il tourna la tête, pour ne pas voir la victime. Ensuite on défila en musique devant le fusillé, au pas de « Sambre et Meuse », les infirmiers secouraient les pauvres copains qui se trouvaient incommodés en passant devant la victime, la tête sur les genoux… en rentrant au cantonnement, j’ai vu, comme d’autres, le Capitaine C… pleurant ce soldat, qu’il avait eu comme agent de liaison, au début des hostilités. On ne pouvait rien dire et pourtant… Paraît-il, il fallait un exemple ! Le corps de ce soldat fut donc inhumé au cimetière de Mingoval, avec la pancarte rituelle, « mort en lâche ». Mais deux jours plus tard on pouvait lire à la même place : « assassiné lâchement par ses chefs ». Et pour terminer avec cette pénible histoire, 15 jours après, dans une attaque, aux premières nouvelles, on apprenait que le Lieutenant P… était tué d’une balle… dans le dos… l’histoire s’arrête là.