Vive le communisme
« Il faut toujours partir pour ne pas renoncer....»
Tout le village était en effervescence. Les avis étaient diablement partagés. Certains gros viticulteurs qui disposaient de toutes les collines avoisinantes et étaient liés par des accords spéciaux aux banques vertes avaient vus d’un très mauvais oeil l’extinction de leurs possibilités de gestion informatique. D’ordinaire, ils recevaient au jour le jour toutes les fluctuations du marché du vin AOC qui leur permettaient d’adapter immédiatement leur production aux impératifs économiques mondiaux. Ils n’avaient jusqu’à présent pas eu beaucoup de soucis à se faire. Leur avenir était très finement programmé et ils jouissaient de tous les avantages et privilèges accordés aux heureux propriétaires d’une exploitation automatisée de produits alimentaires de luxe.
Tous les ans en octobre une roulante récupérait les stocks de vin de l’année passée qui seraient mis en bouteilles et vendues dans toutes les villes aérées de l’espace Américan-Européen pendant que les vendangeuses automatisées rempliraient à nouveau les cuves pour l’année suivante. Et là, depuis l’Eclipse, il leur avait été impossible de prévoir les besoins de réensemencement où au contraire de mise en jachère. La plupart étaient d’avis de régler leurs ordinateurs de gestion de production sur les chiffres de l’année précédente. Encore fallait-il être surs que les livraisons de matériel pour l’année correspondraient bien à ce choix. Et ils fulminaient tous. Ils avaient leur détecteur de multi-virus qui restait bloqués sur une phrase qu’ils avaient beaucoup de mal à digérer :
FAITES LA REVOLUTION
VIVE LE COMMUNISME
Alors ça, ils l’avaient mauvaise. Ces incapables de psychopols, avec toutes leur rodomontades sécuritaires qui n’avaient même pas été fichus d’empêcher que cela se renouvelle. Dans leurs manoirs bourgeois flanqués en haut des collines, ils s’étaient retranchés et observaient les allées et venus du village. Depuis une quinzaine de jours que la chienlit avait commencée, il y avait réunions sur réunions. Certaines s’étaient finies par des coups et horions. Ce qui ne les avaient pas fâchés le moins du monde. Ils envoyaient leurs domestiques aux nouvelles, avec pour mission également de créer des divisions si cela s’avérait possible. L’angle d’attaque avait vite été trouvé. Il ne fallait surtout pas défendre le processus, cela aurait trop mauvais effet sur ces va-nu-pieds à moitié assistés.
Au contraire, il fallait jouer finement. Dans le genre :
« Oui on est tous victimes de cette oppression injuste, nous ne devons plus nous laisser faire, commander notre vie par des machines bureaucratiques et programmées à l’avance. Mais il faut résister à la tentation de tout détruire. N’oublions pas que nous sommes des privilégiés par rapport au reste du monde. Si nous suivons ces irresponsables révolutionnaires, nous allons tout droit à l’anarchie; au règne de la jungle, du plus fort, et le peu d’acquis que nous avons, nous le perdrons. Nous aurons la guerre sur notre sol, et qui sait peut-être la famine ou l’épidémie, comme en Inde ou en Afrique. Ne détruisons pas la poule aux oeufs d’or. Il faut se servir du processus intelligemment. C’est les Psychopols qui sont tous des vendus et des corrompus. C’est eux qu’il faut abattre. Puis choisir des gens intègres et honnêtes, des gens du terroir, pour les remplacer ! ».
Et ce genre de discours était écouté.
Les vieux compagnons du père Tivlet et du grand-père de Serge, qui avaient repris du service « révolutionnaire » comme dans le temps aux heures glorieuses de l’union transnationale paysanne, avaient fort à faire pour expliquer, rabâcher, convaincre, argumenter, prouver, des fois promettre.
Les viticulteurs ne pouvaient pas apparaître en personne, ils étaient trop peu aimés, ils s’étaient toujours désolidarisés du lot commun, assurés qu’ils étaient de disposer à vie d’un solide matelas de valeurs. Il n’avait jamais été question pour eux d’adhérer au collectivisme paysan dont l’idéal était si implanté dans les mémoires du village. Mais leurs domestiques étaient là pour représenter leurs points de vue. Et qui, mieux que le domestique du maître, pouvait défendre les intérêts du maître. C’est pour cela que le village était en éffervescence. Jamais, depuis longtemps il n’y avait eu autant d’agitation dans les chaumières.
Sur les conseils des anciens, le banni avait été mis sur la touche, il valait mieux qu’il ne se montre pas de trop, afin de ne pas éffaroucher les indécis. Qu’il reste là, avec ses ordinateurs et ses jeux interactifs et qu’il passe pour un farfelu déconnecté de la réalité, voilà qui était le mieux. Pour l’heure, l’ordinateur de classe B était prêt, il suffisait de pouvoir le connecter sur les circuits d’énergie autonome, ce qui serait possible dans quelques jours grâce à des communications codées passées de chez le dentiste, ils avaient su qu’un appareil du même type avait déjà été mis en route à Stockolm et brouillait toutes les informations des organes de sécurité du processus. Cela marchait donc. Il suffisait de pouvoir reconnecter. Dans quelques jours !
Pour l’heure, le banni faisait terrasse au bar du village, régulièrement tous les midis, et tous les soirs, profitant des derniers beaux-jours de l’ancien temps, humant la nouvelle atmosphère, laissant traîner ses oreilles et ses yeux. Il avait bon espoir.
Au début, l’écrivain sortait de son antre et venait boire une « lichette pour vous accompagner », histoire de « dégoiser trois-quatre moments ». Puis les rencontres s’étaient diversifiées. Il était devenu l’original du quartier. Les gens l’aimaient bien, les jeunes un peu moins, ils se méfiaient de lui, mais qu’importe ! Personne ne pouvait vraiment se permettre de dire qu’il avait vu le banni plongé dans une embrouille bizarre. Les forces révolutionnaires du village s’étaient réactivées, avaient repris espoir, et se redéployaient. Son rôle officiel devait rester extrêmement mineur. Il n’était que le technicien d’appoint, rien d’autre ! Même s’il était tenu au courant minute après minute des progrès éffectués par l’équipe des anciens, il ne s’en mêlait pas.
Même si au tout début de l’éclipse, des gens étaient venus lui demander timidement, comme s’ils l’avaient pris pour le chef-opérator de toute l’histoire :
« Alors, ça y est, Monsieur, c’est fini ? »
« C’est fini quoi ? » répondait-il, imperturbable.
« Ben, vous savez bien, ces histoires informatiques ! Vous devez bien être au courant, c’est votre domaine ça ? »
« Ah ! non quoi donc ? Leur histoire de panne, là ? Oh, ben c’est comme l’année dernière, ils nous prennent pour des cons. C’est pour pouvoir dire comme d’habitude que s’ils sont si sévères dans les contrôles, c’est à cause des saboteurs, alors que tout le monde sait bien que ce sont des complots-montés qui leur permettent en fin de compte de surveiller tout le monde. »
« Ah ! Oui, c’est politique alors ? »
« Tout est politique, ma bonne dame ! »
« Mais alors qu’est-ce qu’il faut faire ! »
« Faites ce que vous croyez juste, je ne sais pas moi, je ne peux pas vous dire. Je ne connais rien à la situation de ce village. S’il y a des décisions à prendre, c’est aux habitants d’ici de les prendre. Moi ce que je peux en dire, ça ne remplacera jamais ce que vous pouvez en penser par vous-même ! »
« Oui, mais quand même, vous devez bien avoir une petite idée là-dessus ! Vous venez de la ville, vous avez plus l’habitude que nous de ces questions-là, vous devez savoir ! »
« Oh ! Non ! Je ne sais rien, alors là, je ne sais vraiment rien ! Je peux vous dire ce que je pense, mais ça ne voudra pas dire que j’ai raison. En tous cas, ce n’est pas à moi de décider ce que vous devez faire ou pas ! La seule chose que je sais et dont je sois sûr, c’est qu’un jour nous devrons vivre les uns avec les autres, sans chercher à nous dominer, et que la seule loi qui éxistera pour tout le monde sera d’interdire à quiconque de prendre plus que ce que ses fonctions physiques lui permettent d’absorber ni plus que ce que ses capacités intellectuelles ou physiques auront produit pour la collectivité ! »
« Mais vous croyez vraiment que cela puisse éxister un jour ! Il y en aura toujours qui voudront tout prendre et que les autres travaillent pour eux ! »
« Si tout le monde se charge individuellement du bien-être collectif, ce genre d’individu ne pourra pas nuire longtemps et progressivement des structures d’équilibrage des forces productives se mettront en place naturellement, selon les besoins. On pourra se servir de l’informatique au besoin, mais on aura le droit de refuser de s’en servir, et même de suivre les avis de l’ordinateur. De toutes façons, même maintenant, quand on nous fait croire que l’informatique gère l’espace au mieux des intérêts de tous et qu’on ne peut rien changer sous peine de produire une catastrophe, on oublie de nous dire que l’ordinateur ne gère rien tout seul. Il y a toujours un patron qui donne les ordres de calculs en fonction de ses propres intérêts. Et ça, ca peut se changer. L’informatique doit être au service de tout le monde. Et nous pouvons le faire ! »
« Vous croyez ! »
« Vous verrez ! Mais si tout le monde continue de se décharger de ses responsabilités, et de laisser prendre les décisions par d’autres, sans vouloir se mouiller sa chemise personnellement, tout système est voué à l’échec. Et ceux qui ont l’esprit de domination dans le sang, ne verront aucune résistance à leurs agissements, et se serviront et organiseront les choses à leur profit ! En seront responsables ceux qui avaient les moyens de les empêcher et qui ne l’auront pas fait. La vigilance c’est à tout le monde de l’exercer! Pas seulement à quelques uns ! »
« Mais, nos rentes de survie et nos allocations d’assistés, qui va nous les payer maintenant »