SUR LE TÉRRITOIRE DU TRÉPONÈME BLEU PÂLE : 2
Le premier objectif avait été de se procurer la clé de cette prison caserne, si bien tenue pour la sécurité rigoureuse de ses chérubins, nés sous l’œil bienveillant des fées les moins carabossées. La clé fut empruntée à un surveillant débonnaire sous un prétexte futile et mensonger et rendue après avoir été copiée dans une petite boutique de la rue Blainville.
Le deuxième objectif avait été de ruser et contourner les différentes règles censées assujettir tous ces petits élèves sages à leur poste et leur rangée : dire que l’on n’était pas là parce que l’on était là, ou ailleurs, ou profitant de classe d’étude dans laquelle le surveillant ne faisait pas l’appel, préférant laisser une soupape aux récalcitrants de la tranquillité studieuse.
Christian avait fait cela tranquillement et très vite, dès sa première année de mortel ennui en ces haut-lieux, il avait la fugue instinctive, ce qui l’avait fait repérer d’Elté et le lui avait rendu complice. La petite porte du couloir menant au grand réfectoire s’ouvrait avec la clé sur la rue Clothilde, derrière la Panthéon ; troisième objectif, sécher la cantine, courir les rues !
Dans un premier temps il interrogea de ses pas toutes les traces discursives du quartier pouvant le ramener près de la Seine. C’était une époque incertaine où le désir d’en finir s’imposait plus ou moins tôt dans les parcours adolescents, mais était secrètement largement discuté, se limitait à des tentatives dont le résultat pouvait être malheureux et handicapant.
Christian se renseignait discrètement, n’en parlait pas mais écoutait dès que le sujet venait ; il n’y avait pas encore de mode d’emploi publié. C’était une revendication muette, une dernière révérence et adieu : la pire des grèves totalement générales, sans objection ni soumission au moindre ordre possible ; il ne fallait pas se louper, Christian cherchait les ponts.
Parfois il avait chapardé — dans des cartables laissés un temps dans une cour momentanément désertée — quelques livres de classe ! Leur revente à Gibert-Jeune Bd St-Germain en subvertissant la bienveillance d’un étudiant majeur, ou en produisant une fausse autorisation parentale pour les plus gros stocks, lui autorisait une légère autonomie.
Christian ne savait même pas quand il s’était mis à chaparder, il ne s’attardait pas non plus à en retrouver le souvenir ; cela fonctionnait, il était efficace et beaucoup d’autres jeunes parlaient de « Tchoure », en faisaient. Les premiers super-marchés vomissaient leurs lumières sur les trottoirs et les consommateurs s’éblouissaient, les plus jeunes « tchouraient ».
Un jour Elté l’avait détourné de son pèlerinage dérivant vers le petit pont abrité des contreforts de la grande cathédrale, en descendant la rue des Carmes, après la Place Maubert, se faufilant par la rue Lagrange, il lui avait dit : « Viens avec moi, je vais te présenter quelqu’un ! » , alors ils avaient plutôt pris la rue Soufflot et suivit la rue de Vaugirard.
Dans une petite bâtisse au 46 de cette rue, après la petite cour au fond, une sorte de deux pièces aménagé en bureaux était prêté à Pierre Selos pour son mouvement en faveur des écoles différentes ; les revues et fanzines s’imprimaient là, dans la petite cour, descendant un court escalier une piécette semi enterrée accueillait une offset et des apprentis imprimeurs.
Là Pierre se rendit libre pour une poignée de gamins se voulant plus grands, et qui souvent ne se voulaient plus du tout. Ils parlèrent, ils écrivirent, ils photocopièrent, ils imprimèrent, ils trièrent les pages, ils les assemblèrent, ils brochèrent à la cire plastifiée chaude, ils détachèrent au couteau les exemplaires : « Vieux monde, tremble de notre jeunesse ! »
Par la suite Christian n’allait plus jusqu’à la Seine, il avait franchi son pont, il avait relié les rives. Quand il descendait la rue des Carmes désormais, il « tchourait » une bouteille de limonade au petit épicier de l’angle, et il remontait en s’arrêtant acheter des explosifs ; parfois Elté le suivait, le trouvait gonflé, il connaissait ses petites habitudes, était complice.
La boutique « Magie Moderne Hatte Mayette » vendait du matériel de prestidigitation et des farces et attrapes, notamment de très très gros pétards, en dehors des périodes légales de festivités nationales ; le vieux les soupesaient derrière ses lunettes : « Vous n’allez pas foutre le feu ou vous faire exploser les doigts ? — Non, non, M’sieur, c’est pour un anniversaire ! »
Dans les jours suivant cette emplette, les sous sols moyenâgeux de l’antique lycée résonnaient des explosions fantastiques ; des gamins sombres se gardaient de pouffer à leur aise, prenant soin de ne se faire prendre. Le mathématicien Nonotte, chef de file des « Maths modernes », ou le professeur émérite d’économie Barre sursauteraient en maudissant la chienlit.
Ces sous-sols faisaient le tour du Lycée, sur deux ou trois étages de canalisations et de tuyauteries aux jointures desquelles s’échappaient sporadiquement des petits jets de vapeur. Il suffisait de trouver la cavité ayant la meilleure résonnance pour y placer les cobras assemblés en bombinette tonitruante ; ces lieux gigantesques servent désormais de piscine municipale.