Sous France
"Nouveau millénaire, Défis libertaires" Dejours, Christophe (1998).
Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale.
Paris : Éditions du Seuil, 183 p.
Résumé et commenté par Jean- François Gagnon,
étudiant 2e cycle Counseling et Orientation Université Laval
Revue Intervention Pistes de lecture
Origine : http://www.optsq.org/publications/textes_pistes/numero109/109_souffrance.html
Le travail entre souffrance et plaisir
Selon Dejours, les Français souffrent et ne le disent pas. La précarité d’emploi, la course à l’excellence, les pressions à la performance, la polyvalence, les campagnes de restructuration et la formation continue à un rythme effréné, etc., voilà ce qui fait souffrir les Français. C’est du moins ce que constate Dejours sur la base de recherches qu’il a menées en France.
En fait, la souffrance s’opérationnalise à partir de quatre (4) méthodes et Dejours les identifies à la contrainte à mal travailler, à la crainte de l’incompétence, à l’absence de reconnaissance et aux stratégies de défense. La première s’observe lorsqu’une personne sait ce qu’elle doit faire, mais elle ne peut pas le faire parce qu’elle en est empêchée par des contraintes de travail telles des procédures contradictoires, un climat désastreux et des collègues à contre-sens. La seconde correspond à l’impossibilité pour un travailleur de déterminer, avec un minimum d’exactitude, si les échecs qu’il vit sont attribuables à un manque de compétence de sa part ou bien à une défaillance technique n’étant pas de son ressort. La troisième méthode, l’absence de reconnaissance, va de soit. Pour Dejours, la reconnaissance n’est pas une question de valorisation personnelle servant à gonfler l’ego des travailleurs. La reconnaissance a un effet direct sur l’identité de la personne puisque cette dernière investit son intelligence, sa ruse et mobilise ses affects dans l’exécution de son travail. Finalement, les défenses sont ce que le sujet met en place pour se protéger contre les affects pénibles. Les défenses permettent de tolérer l’intolérable et d’accepter ce qui ne devrait pas l’être. Par conséquent, l’effet pervers des défenses est de désensibiliser sur ce qui fait souffrir ou « d’endurcir » face à la souffrance.
La souffrance déniée
Le débat de la souffrance au travail étant encore au stade embryonnaire à l’heure actuelle, les gens éprouvent une honte spontanée à protester contre certaines conditions vécues dans le travail alors que des milliers d’autres vivent dans des conditions beaucoup plus précaires qu’eux. La honte de rendre publique la souffrance engendrée par les nouvelles techniques de gestion de personnel vient inhiber toute action collective en ce sens. En même temps que le travail permis par l’entreprise est le début de la souffrance au travail, elle devient l’héroïne incontestée dans la promesse du bonheur, une sorte de denrée rare que peu ont la chance de goûter.
Bénéficiant d’une certaine abondance de main-d’oeuvre, l’entreprise a le beau jeu face à ses employés. Ces derniers vivent sous la menace du licenciement; par conséquent, ils ont tout intérêt à ne pas lésiner sur les tâches demandées, sinon ils auront leur billet pour la prochaine charrette de congédiement avec les effets que l’on connaît. Dans un contexte économique où l’entreprise domine, la précarisation conduit à l’individualisation des rapports de travail et le mot d’ordre devient le « chacun pour soi »; il faut tenir le coup et « se la fermer », ne pas lâcher et la souffrance des autres, « on n’y peut rien ». La stratégie de défense consiste donc à nier la souffrance des autres et à faire le silence sur la sienne propre.
Le mensonge institué
Dejours emprunte le terme de distorsion communicationnelle à la théorie de l’agir communicationnel de Habermas. Le déni du travail réel, en opposition au travail prescrit, constitue la base de la distorsion communicationnelle. Le déni du réel du travail est plus qu’une méconnaissance et un oubli, il est un résistant rebelle à l’épreuve de la vérité de l’expérience et du vécu.
Le mensonge de la distorsion communicationnelle se veut de deux ordres. Dans le premier, le mensonge consiste à décrire la production à partir des résultats et non à partir des activités dont elles sont issues. Dans la seconde, le mensonge consiste à construire une description s’appuyant uniquement sur les résultats positifs et les succès, laissant de côté ce qui relève du défaut, de l’imperfection ou de l’échec. En fait, le mensonge consiste à produire une sorte de discours qui va occuper l’espace laissé vacant par le silence des travailleurs sur le réel de leur travail.
Le discours officiel de l’entreprise sur le travail et son organisation est élaboré afin de servir une propagande à l’extérieur de celle-ci. Rien de nouveau là-dedans, il s’agit du mensonge commercial déjà fort répandu depuis bien longtemps. La différence avec aujourd’hui, c’est que le discours truffé de mensonges est maintenant construit pour servir la propagande à l’interne, pour nourrir la « culture d’entreprise ». Les messages d’informations diffusés au sein de l’entreprise pour favoriser les échanges entre les divers secteurs d’activités sont, en fait, un agrégat de mensonges utilisés à des fins propagandistes dans le but de stimuler la production des différents secteurs d’activités.
L’espace laissé vacant par le silence des travailleurs sur le réel de leur travail est utilisé pour faire de la fausse propagande sur l’entreprise, et ce, tant à l’interne qu’à l’externe. En d’autres termes, précise l’auteur, les travailleurs sont traités comme des crétins et des ignorants. Ils sont manipulés par des informations incomplètes et par des images faisant appel à leur imaginaire plutôt qu’à leur faculté de penser.
L’acceptation du « sale boulot »
Dejours croit que c’est au courage des « braves gens » que les entreprises font appel pour les mobiliser. Le courage est une vertu, mais faire le mal n’est certes pas une vertu. Par la notion de « mal », Dejours entend la tolérance au mensonge, à sa non dénonciation et, au-delà, à sa collaboration et sa diffusion. Le « mal » se veut également la tolérance et la participation à la souffrance et à l’injustice infligée à autrui. Il semble alors paradoxal de penser que faire le mal relève d’un acte de courage. Pour Dejours, le vice est ainsi transformé en vertu. L’ingrédient de cette mutation de sens porte le nom de « virilité », ce qui veut dire que c’est sur l’autel de la virilité qu’est sacrifié le courage au nom du mal. Dejours définit la virilité comme la capacité à infliger la souffrance à autrui, sans broncher, au nom de l’exercice, de la démonstration ou du rétablissement de la domination et du pouvoir sur l’autre. Le discours viril est un discours de maîtrise appuyé sur le raisonnement logique et la connaissance, supposé ne laisser aucune ambiguïté ni de zones grises. Cette virilité est construite socialement et doit être clairement distinguée de la masculinité qui se définirait par la capacité d’un homme à se distancier et à s’affranchir de ce que lui prescrivent les stéréotypes de la virilité. Dejours fait un parallèle entre l’exécution du « sale boulot » et la virilité. C’est grâce à cette dernière que le « sale boulot » se fait dans les entreprises. Celui qui refuse de commettre le mal, ou celui qui n’y parvient pas, est dénoncé vertement comme un « pédé », une « femme », « un gars qui n’a rien entre les jambes », etc. Pourtant, celui qui dit non au « sale boulot », le fait au nom du bien et de la vertu, ce qui nécessite un fort courage puisque le risque de ne pas être reconnu, voire même méprisé et ridiculisé est extrêmement grand. En fait, la virilité se veut une défense contre les effets de l’exécution du « sale boulot ». De cette façon la conception de la virilité mérite quelques précisions. La virilité, c’est ce qui confère à l’identité sexuelle mâle la capacité d’expression de sa puissance, d’abord contre les rivaux sexuels, et ensuite contre les personnes malveillantes à son égard ou à celui de ses proches. À partir de sa virilité, l’homme est censé assurer protection et sécurité à son entourage. En tant que stratégie défensive, la virilité traduit une souffrance à subir ou à infliger la souffrance et l’injustice à autrui.
La rationalisation du mal
La rationalisation se veut une sorte de justification du mensonge au nom d’une rationalité extérieure au mensonge lui-même. Il s’agit d’un mécanisme de défense par lequel la personne tente de trouver une explication en recourant à un raisonnement plus ou moins boiteux ou alambiqué. Bien entendu, l’acceptation du « sale boulot » ne se fait pas sans heurts. Pour atténuer cette souffrance, plusieurs hommes et femmes dénient la souffrance d’avoir à faire le « sale boulot ». Parfois, le déni peut aller jusqu’à la provocation, c’est-à-dire que la participation au « sale boulot » est clairement annoncée sur un ton sarcastique. Cette rationalisation, par le déni et la provocation, fait partie de ce que Dejours appelle « la stratégie collective de défense du cynisme viril ». Non loin de cette stratégie collective de défense du cynisme viril, l’auteur situe l’idéologie défensive du réalisme économique qu’il définit comme étant tout l’accomplissement du « sale boulot » justifié par la réalité économique, le réalisme des sciences de l’économie et de la « guerre des entreprises ».
Pour Dejours, la « vérité » de cette rationalisation constitue le lancement irréversible de la machine néolibérale qui place définitivement la logique économique au coeur des affaires humaines. Il écrit que s’opposer à la centralité de l’économique serait adopter la position de l’Église s’opposant à l’héliocentrisme au temps de Galilée. Selon Dejours, le processus de mobilisation de masse dans la collaboration à la souffrance et à l’injustice infligée à autrui est le même que celui qui a permis la mobilisation du peuple allemand dans le nazisme. Il tente de comprendre la collaboration et la participation des braves gens à la machine néolibérale.
La banalisation du mal
De manière à comprendre le rapport entre la mobilisation de masse et l’acceptation du mal, Dejours se réfère à Hannah Arendt. La banalisation du mal se caractérise par le processus grâce auquel un comportement exceptionnel, habituellement rejeté par la majorité, peut soudainement s’ériger en véritable norme de conduite, voire même en valeur.
Selon lui, la division sociale du travail et la rigidité de l’organisation du travail favorisent incontestablement le rétrécissement de la responsabilité, de l’implication morale et de la conscience avec ses différentes facultés intellectuelles. Dejours illustre ce rétrécissement par le port « d’oeillères volontaires », il parle ainsi de stratégie défensive individuelle.
Maintenant, à savoir pourquoi certains individus choisissent la stratégie individuelle des « oeillères volontaires » plutôt que la stratégie collective du « cynisme viril », Dejours mentionne que cela s’explique par la distance entre le sujet et le théâtre de la souffrance et de l’injustice infligée à autrui. Dejours identifie deux populations différentes: ceux qui infligent et ceux qui subissent. Les premiers sont des « collaborateurs » (cynisme viril) et les autres constituent la masse consentante (oeillères volontaires).
En fin de compte, Dejours explique la banalisation du mal par un dispositif à trois étages. Le premier est constitué des leaders de la doctrine néolibérale et de l’organisation concrète du travail du mal sur la scène des opérations. Le deuxième étage rassemble les collaborateurs directs à travers la stratégie collective de défense du cynisme viril. Enfin, le troisième étage concerne ceux qui recourent à des stratégies individuelles, comme les oeillères volontaires, contre la peur. La symbiose de ces stratégies conduit au consentement de masse à la souffrance et à
Commentaires personnels
Dans ce volume Dejours démontre la souffrance silencieuse que vivent les Français. Il critique ainsi , tout au long de son ouvrage, et de manière virulente, l’ampleur de la machine néolibérale dans la gouverne de nos sociétés post-industrialisées. En France, d’ailleurs, ce livre a suscité de vives réactions.
En mettant au jour un processus qui fonctionne comme un piège, la souffrance devient pensable et avec elle, une autre conception de l’action. La souffrance, telle que présentée par Dejours, serait donc la conséquence du mal tandis que la virilité légitimerait l’exercice du mal. Cette dernière serait donc la forme banalisée des moyens pour les fins.
Mais aussi brillante que soit l’explication de Dejours, celle-ci ne parvient pas à répondre aux interrogations concernant le mutisme des laissés pour compte du néolibéralisme. Jusqu’où les gens sont-ils prêts à souffrir en silence?
Le contexte social dans lequel nous évoluons n’est pas une maladie incurable. Nous avons tous un pouvoir d’agir sur ce contexte. Cependant, pour être efficaces, les actions à entreprendre ne doivent pas être qu’individuelles, elles doivent aussi être collectives. Or, les stratégies de défense conduisent à isoler les gens les uns des autres de sorte que la mobilisation devient de plus en plus difficile. Jusqu’où les individus s’éloigneront-ils avant de se rapprocher?
NOTE
1. L’auteur parle de la conjoncture sociale et économique de la France parce que ses travaux ont porté exclusivement sur des données empiriques d’enquêtes menées en France.
Origine : http://www.optsq.org/publications/textes_pistes/numero109/109_souffrance.html